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jeudi 25 juillet 2013

ARTHUR SCHOPENHAUER : Aphorismes sur la sagesse dans la vie

Ce livre pourrait être vu comme une sorte de manuel de survie pour homme d’esprit dans un monde sans esprit. Car Schopenhauer, en prodiguant ses conseils destinés à nous éviter les désagréments et les malheurs de l’existence, ne cesse de comparer les nombreux esprits communs aux quelques esprits éminents – pour reprendre sa formulation –, et il met souvent en garde ces derniers contre les premiers.

L’auteur, comme à son habitude, est détaché de toute tentative de vouloir plaire pour se faire bien voir. Seul compte pour lui l’honnêteté intellectuelle, la lucidité, la franchise, la hauteur de vue de sa pensée.

Un livre quelque peu âpre mais plein de pertinence. Enfin ! Cela dépend pour qui. Car comme le dit Schopenhauer : « le même événement qui se présente d’une façon si intéressante dans la tête d’un homme d’esprit, n’offrirait plus, conçu par un cerveau plat et banal, qu’une scène insipide de la vie de tous les jours. »

Quelqu’un doué d’un esprit supérieur – pour reprendre une autre formulation de Schopenhauer –, et donc avant tout soucieux du vrai, ne peut être que malmené par un monde, et surtout par une époque comme la nôtre, car tout y est conçu pour le rabaisser, le culpabiliser, pour qu’il se sente anormal, insuffisant, ridicule, grossier, prétentieux.
Lorsqu’il est encore jeune et désarmé d’expérience pour savoir enfin fermement quoi penser de telles opinions, celles-ci, malgré le peu d’estime qu’il leur accorde, provoquent souvent son abattement.
Il ne conteste pas son orgueil, mais voit bien que la prétention qu’on lui reproche est en réalité l’agacement provoqué par ses qualités blessant la prétention de ceux lui reprochant d’être prétentieux.
Il lui faut du temps pour passer du sentiment d’être inadapté aux règles communes à cause de certains défauts ou de certaines tares, au sentiment, puis à la certitude d’être inadapté à cause de ses qualités et de ses dons.
Comme le dit Schopenhauer : « C’est un mauvais symptôme, au point de vue moral comme au point de vue intellectuel, pour un jeune homme, de se retrouver facilement au milieu des menées humaines, d’y être bientôt à son aise et d’y pénétrer comme préparé à l’avance ; cela annonce de la vulgarité. Par contre, une attitude décontenancée, hésitante, maladroite et à contresens est, en pareille circonstance, l’indice d’une nature de noble espèce. »
Voilà tout Schopenhauer ! Son génie, du meilleur cru, lui permet de tout remettre à l’endroit.

Il montre que ce qui est admiré par tout le monde, servi en exemple, est en réalité très souvent ce qu’il y a de plus vulgaire. Comme il le dit lui-même : « D’une manière générale, il est vrai que les sages de tous les temps ont toujours dit la même chose, et les sots, c’est-à-dire l’immense majorité de tous les temps, ont toujours fait la même chose, à savoir le contraire, et il en sera toujours ainsi. Aussi Voltaire dit-il : "Nous laisserons ce monde-ci aussi sot et aussi méchant que nous l’avons trouvé en y arrivant." »

Bien entendu, les esprits de qualité, comme l’explique Schopenhauer, sont rares. Il ne faut donc pas voir toute personne inadaptée, décalée, poussée à s’isoler, étrange et prétentieuse pour les autres, incomprise, éthérée, idéaliste, mal dans sa peau, désespérée, comme la chanceuse détentrice de qualités d’esprit exceptionnelles, loin s’en faut !

Ce livre peut cependant également être utile à des personnes n’ayant pas un esprit supérieur, mais dont la personnalité, non dépourvues de qualités, fait qu’elles subissent assez mal l’opinion ambiante bien-pensante apparemment si sûre de sa valeur. Schopenhauer pourra leur être fort utile en leur donnant des clefs de lecture intemporelles qui leur permettront de savoir quoi penser de cette opinion.

Pour revenir aux esprits supérieurs, ce livre fera d’eux les spectateurs complices, rassérénés, joyeux, et vengés, d’une puissante tempête n’emportant sur son passage que les nombreux faux marbres.

On peut adresser la critique suivante à Schopenhauer qui ne précise pas que certaines de ses catégorisations et certains de ses conseils, selon les personnes, peuvent admettre des adaptations paradoxales, ou des nuances, comme il en admet dailleurs pour lui-même.
Par exemple, il dit qu’un esprit parmi les meilleurs, ayant compris ce qu’il y avait d’inepte et de malsain dans la société, finit généralement par s’isoler et vivre en ermite. C’est peut-être souvent vrai, pourtant, lui qui se mettait dans cette catégorie, cherchait la renommée, c’est-à-dire la reconnaissance publique, qui ne conduit pas à un isolement complet.
Certes, même si il recherchait la notoriété, il s’est néanmoins effectivement retranché dans la création de son œuvre, et lui n’a pas cherché à jouer le beau vertueux, le gentil bien intentionné, pour provoquer une plus rapide mais niaise et vulgaire sympathie des foules. Il rechercha donc la renommée, mais uniquement la renommée méritée. Il n’en reste pas moins que rechercher la reconnaissance publique est l’inverse de ce qu’il faut faire si on souhaite vivre dans un isolement complet.

L’une des qualités de cet auteur du XIXe siècle est qu’il ne peut être lu sans que l’on se répète qu’il est décidément fréquemment un excellent critique de notre époque.
L’égalitarisme ; le fait de considérer que dans la vie IL FAUT être positif ; la sociabilité ; l’envie constante de voyager et de se divertir ; l’affairement incessant ; la poursuite de la richesse. Signes de progrès, d’épanouissement, et de réussite pour la grande majorité des gens. Signes de vulgarité d’esprit pour Schopenhauer. Les extraits au bas de l’article vous montreront en partie ce qu’il en pensait.
En somme, il plaçait au plus bas ce que nous appelons l’esprit petit-bourgeois, si répandu aujourd’hui. Cet esprit de confort, dans tous les domaines : confort matériel, intellectuel, moral, idéologique, social. Cet esprit "après moi le déluge", mesquin, jouisseur, mercantile, conformiste, poussant les petits-bourgeois à constamment adopter une posture bien-pensante, à être les ennemis médiocres et suffisants du recul sur soi.
Autant de "qualités" qui pour Schopenhauer participent à faire de ce monde une épreuve pour tout esprit supérieur.
On ne peut douter qu’il aurait souverainement détesté notre société de consommation politiquement correcte.



« Combien n’en voyons-nous pas, dans un affairement incessant, diligents comme des fourmis et occupés du matin au soir à accroître une richesse déjà acquise ! Ils ne connaissent rien par-delà l’étroit horizon qui renferme les moyens d’y parvenir ; leur esprit est vide et par suite inaccessible à toute autre occupation. Les jouissances les plus élevées, les jouissances intellectuelles sont inabordables pour eux ; c’est en vain qu’ils cherchent à les remplacer par des jouissances fugitives, sensuelles, promptes, mais coûteuses à acquérir, qu’ils se permettent entre temps. Au terme de leur vie, ils se trouvent avoir comme résultat, quand la fortune leur a été favorable, un gros monceau d’argent devant eux, qu’ils laissent alors à leurs héritiers le soin d’augmenter ou aussi de dissiper. Une pareille existence, bien que menée avec apparence très sérieuse et très importante, est donc tout aussi insensée que telle autre qui arborerait carrément pour symbole une marotte.
Ainsi, l’essentiel pour le bonheur de la vie, c’est ce que l’on a en soi-même. C’est uniquement parce que la dose en est d’ordinaire si petite que la plupart de ceux qui sont sortis déjà victorieux de la lutte contre le besoin se sentent au fond tout aussi malheureux que ceux qui sont encore dans la mêlée. Le vide de leur intérieur, l’insipidité de leur intelligence, la pauvreté de leur esprit les poussent à rechercher la compagnie, mais une compagnie composée de leurs pareils, car similis simili gaudet. Alors commence en commun la chasse au passe-temps et à l’amusement, qu’ils cherchent d’abord dans les jouissances sensuelles, dans les plaisirs de toute espèce et finalement dans la débauche. La source de cette funeste dissipation, qui, en un temps souvent incroyablement court, fait dépenser de gros héritages à tant de fils de famille entrés riches dans la vie, n’est autre en vérité que l’ennui résultant de cette pauvreté et de ce vide de l’esprit que nous venons de dépeindre. Un jeune homme ainsi lancé dans le monde, riche en dehors, mais pauvre en dedans, s’efforce vainement de remplacer la richesse intérieure par l’extérieure [...] »

« [...] ce vide intérieur qui se peint sur tant de visages et qui se trahit par une attention toujours en éveil à l’égard de tous les événements, même les plus insignifiants, du monde extérieur ; c’est ce vide qui est la véritable source de l’ennui et celui qui en souffre aspire avec avidité à des excitations extérieures, afin de parvenir à mettre en mouvement son esprit et son cœur par n’importe quel moyen. Aussi n’est-il pas difficile dans le choix des moyens ; on le voit assez à la piteuse mesquinerie des distractions auxquelles se livrent les hommes, au genre de sociétés et de conversations qu’ils recherchent, non moins qu’au grand nombre de flâneurs et de badauds qui courent le monde. C’est principalement ce vide intérieur qui les pousse à la poursuite de toute espèce de réunions, de divertissements, de plaisirs et de luxe, poursuite qui conduit tant de gens à la dissipation et finalement à la misère.
Rien ne met plus sûrement à l’abri de cette misère que la richesse intérieure, la richesse de l’esprit, car celui-ci laisse d’autant moins de place à l’ennui qu’il approche davantage de la supériorité. L’activité incessante des pensées, leur jeu toujours renouvelé en présence des manifestations diverses du monde interne et externe, la puissance et la capacité de combinaisons toujours variées, placent une tête éminente, sauf les moments de fatigue, tout à fait en dehors de la portée de l’ennui. Mais, d’autre part, une intelligence supérieure a pour condition immédiate une sensibilité plus vive, et pour racine une plus grande impétuosité de la volonté et, par suite, de la passion ; de l’union de ces deux conditions résulte alors une intensité plus considérable de toutes les émotions et une sensibilité exagérée pour les douleurs morales et même pour les douleurs physiques, comme aussi une plus grande impatience en face de tout obstacle, d’un simple dérangement même. »

« L’homme intelligent aspirera avant tout à fuir toute douleur, toute tracasserie et à trouver le repos et les loisirs ; il recherchera donc une vie tranquille, modeste, abritée autant que possible contre les importuns ; après avoir entretenu pendant quelque temps des relations avec ce que l’on appelle les hommes, il préférera une existence retirée, et, si c’est un esprit tout à fait supérieur, il choisira la solitude. Car plus un homme possède en lui-même, moins il a besoin du monde extérieur et moins les autres peuvent lui être utiles. Aussi la supériorité de l’intelligence conduit-elle à l’insociabilité. Ah ! si la quantité de la société pouvait être remplacer par la qualité, cela vaudrait alors la peine de vivre même dans le grand monde : mais, hélas ! cent fous mis en un tas ne font pas encore un homme raisonnable. – L’individu placé à l’extrême opposé, dès que le besoin lui donne le temps de reprendre haleine, cherchera à tout prix des passe-temps et de la société ; il s’accommodera de tout, ne fuyant rien tant que lui-même. C’est dans la solitude, là où chacun est réduit à ses propres ressources, que se montre ce qu’il a par lui-même ; là, l’imbécile, sous la pourpre, soupire écrasé par le fardeau éternel de sa misérable individualité, pendant que l’homme hautement doué, peuple et anime de ses pensées la contrée la plus déserte. Sénèque (Ép. 9) a dit avec raison : « omnis stultitia laborat fastidio sui (La sottise se déplaît à elle-même) » ; de même Jésus, fils de Sirach : « La vie du fou est pire que la mort. » Aussi voit-on en somme que tout individu est d’autant plus sociable qu’il est plus pauvre d’esprit et, en général, plus vulgaire. Car dans le monde on n’a guère le choix qu’entre l’isolement et la communauté. »

« Et tout d’abord toute société exige nécessairement un accommodement réciproque, un tempérament : aussi, plus elle est nombreuse, plus elle devient fade. On ne peut être vraiment soi qu’aussi longtemps qu’on est seul ; qui n’aime donc pas la solitude n’aime pas la liberté, car on n’est libre qu’étant seul. Toute société a pour compagne inséparable la contrainte et réclame des sacrifices qui coûtent d’autant plus cher que la propre individualité est plus marquante. Par conséquent, chacun fuira, supportera ou chérira la solitude en proportion exacte de la valeur de son propre moi. Car c’est là que le mesquin sent toute sa mesquinerie et le grand esprit toute sa grandeur ; bref, chacun s’y pèse à sa vraie valeur. En outre un homme est d’autant plus essentiellement et nécessairement isolé, qu’il occupe un rang plus élevé dans le nobiliaire de la nature. C’est alors une véritable jouissance pour un tel homme, que l’isolement physique soit en rapport avec son isolement intellectuel : si cela ne peut pas être, le fréquent entourage d’êtres hétérogènes le trouble ; il lui devient même funeste, car il lui dérobe son moi et n’a rien à lui offrir en compensation. De plus, pendant que la nature a mis la plus grande dissemblance, au moral comme à l’intellectuel, entre les hommes, la société, n’en tenant aucun compte, les fait tous égaux, ou plutôt, à cette inégalité naturelle, elle substitue les distinctions et les degrés artificiels de la condition et du rang qui vont souvent diamétralement à l’encontre de cette liste par rang telle que l’a établie la nature. Ceux que la nature a placés bas se trouvent très bien de cet arrangement social, mais le petit nombre de ceux qu’elle a placés haut n’ont pas leur compte ; aussi se dérobent-ils d’ordinaire à la société : d’où il résulte que le vulgaire y domine dès qu’elle devient nombreuse. Ce qui dégoûte de la société les grands esprits, c’est l’égalité des droits et des prétentions qui en dérivent, en regard de l’inégalité des facultés et des productions (sociales) des autres. La soi-disant bonne société apprécie les mérites de toute espèce, sauf les mérites intellectuels ; ceux-ci y sont même de la contrebande. Elle impose le devoir de témoigner une patience sans bornes pour toute sottise, toute folie, toute absurdité, pour toute stupidité ; les mérites personnels, au contraire, sont tenus de mendier leur pardon ou de se cacher, car la supériorité intellectuelle, sans aucun concours de la volonté, blesse par sa seule existence. En outre, cette prétendue bonne société n’a pas seulement l’inconvénient de nous mettre en contact avec des gens que nous ne pouvons ni approuver ni aimer, mais encore elle ne nous permet pas d’être nous-mêmes, d’être tel qu’il convient à notre nature ; elle nous oblige plutôt, afin de nous mettre au diapason des autres, à nous ratatiner pour ainsi dire, voire même à nous difformer. Des discours spirituels ou des saillies ne sont de mise que dans une société spirituelle ; dans la société ordinaire, ils sont tout bonnement détestés, car pour plaire dans celle-ci il faut absolument être plat et borné. Dans de pareilles réunions, on doit, avec une pénible abnégation de soi-même, abandonner les trois quarts de sa personnalité pour s’assimiler aux autres. Il est vrai qu’en retour on gagne ces autres ; mais plus on a de valeur propre, plus on verra qu’ici le gain ne couvre pas la perte et que le marché aboutit à notre détriment, car les gens sont d’ordinaire insolvables, c’est-à-dire qu’ils n’ont rien dans leur commerce qui puisse nous indemniser de l’ennui, des fatigues et des désagréments qu’ils procurent ni du sacrifice de soi-même qu’ils imposent : d’où il résulte que presque toute société est de telle qualité que celui qui la troque contre la solitude fait un bon marché. À cela vient encore s’ajouter que la société, en vue de suppléer à la supériorité véritable, c’est-à-dire à l’intellectuelle qu’elle ne supporte pas et qui est rare, a adopté sans motifs une supériorité fausse, conventionnelle, basée sur des lois arbitraires, se propageant par tradition parmi les classes élevées et, en même temps, variant comme un mot d’ordre ; c’est celle que l’on appelle le bon ton, « fashionableness ». Toutefois, quand il arrive que cette espèce de supériorité entre en collision avec la véritable, la faiblesse de la première ne tarde pas à se montrer. En outre, « quand le bon ton arrive, le bon sens se retire. » »

« Il existe trois aristocraties : 1° celle de la naissance et du rang ; 2° celle de l’argent ; 3° celle de l’esprit. Cette dernière est en réalité la plus distinguée et se fait aussi reconnaître pour telle, pourvu qu’on lui en laisse le temps : Frédéric le Grand n’a-t-il pas dit lui-même : « Les âmes privilégiées rangent à l’égal des souverains ? » Il adressait ces paroles à son maréchal de la cour, qui se trouvait choqué de ce que Voltaire était appelé à prendre place à une table réservée uniquement aux souverains et aux princes du sang, pendant que ministres et généraux dînaient à celle du maréchal. »

« Nul ne peut voir par-dessus soi. Je veux dire par là qu’on ne peut voir en autrui plus que ce qu’on est soi-même, car chacun ne peut saisir et comprendre un autre que dans la mesure de sa propre intelligence. Si celle-ci est de la plus basse espèce, tous les dons intellectuels les plus élevés ne l’impressionneront nullement, et il n’apercevra dans cet homme si hautement doué que ce qu’il y a de plus bas dans l’individualité, savoir toutes les faiblesses et tous les défauts de tempérament et de caractère. Voilà de quoi le grand homme sera composé aux yeux de l’autre. Les facultés intellectuelles éminentes de l’un existent aussi peu pour le second que les couleurs pour les aveugles. C’est que tous les esprits sont invisibles pour qui n’a pas soi-même d’esprit : et toute évaluation est le produit de la valeur de l’estimé par la sphère d’appréciation de l’estimateur.
Il résulte de là que lorsqu’on cause avec quelqu’un on se met toujours à son niveau, puisque tout ce qu’on a au delà disparaît, et même l’abnégation de soi qu’exige ce nivellement reste parfaitement méconnue. Si donc on réfléchit combien la plupart des hommes ont de sentiments et de facultés de bas étage, en un mot combien ils sont communs, on verra qu’il est impossible de parler avec eux sans devenir soi-même commun pendant cet intervalle (par analogie avec la répartition de l’électricité) ; on saisira alors la signification propre et la vérité de cette expression allemande : « sich gemein machen » (se mettre de pair à compagnon, s’acoquiner), et l’on cherchera à éviter toute compagnie avec laquelle on ne peut communiquer que moyennant la partie honteuse de sa propre nature. On comprendra également qu’en présence d’imbéciles et de fous il n’y a qu’une seule manière de montrer qu’on a de la raison : c’est de ne pas parler avec eux. Mais il est vrai qu’alors, en société, maint homme pourra se trouver dans la situation d’un danseur, entrant dans un bal où il n’y aurait que des perclus ; avec qui dansera-t-il ? »

« La plupart des hommes sont tellement personnels qu’au fond rien n’a d’intérêt à leurs yeux qu’eux-mêmes et exclusivement eux. Il en résulte que, quoi que ce soit dont on parle, ils pensent aussitôt à eux-mêmes, et que tout ce qui, par hasard et du plus loin que ce soit, se rapporte à quelque chose qui les touche, attire et captive tellement toute leur attention qu’ils n’ont plus la liberté de saisir la partie objective de l’entretien ; de même, il n’y a pas de raisons valables pour eux dès qu’elles contrarient leur intérêt ou leur vanité. Aussi sont-ils si facilement distraits, si facilement blessés, offensés ou affligés que, lors même qu’on cause avec eux, à un point de vue objectif, sur n’importe quelle matière, on ne saurait assez se garder de tout ce qui pourrait, dans le discours, avoir un rapport possible, peut-être fâcheux avec le précieux et délicat moi que l’on a devant soi ; rien que ce moi ne les intéresse, et, pendant qu’ils n’ont ni sens ni sentiment pour ce qu’il y a de vrai et de juste, ou de beau, de fin, de spirituel dans les paroles d’autrui, ils possèdent la plus délicate sensibilité pour tout ce qui, du plus loin et le plus indirectement, peut toucher leur mesquine vanité ou se rapporter désavantageusement, en quelque façon que ce soit, à leur inappréciable moi. Ils ressemblent, dans leur susceptibilité, à ces roquets auxquels on est si facilement exposé, par mégarde, à marcher sur la patte et dont il faut subir ensuite les piailleries ; ou bien encore à un malade couvert de plaies et de meurtrissures et qu’il faut éviter soigneusement de toucher. Il y en a chez qui la chose est poussée si loin, qu’ils ressentent exactement comme une offense l’esprit et le jugement que l’on montre, ou qu’on ne dissimule pas suffisamment, en causant avec eux ; ils s’en cachent, il est vrai, au premier moment, mais ensuite celui qui n’a pas assez d’expérience réfléchira et se creusera vainement la cervelle pour savoir par quoi il a pu s’attirer leur rancune et leur haine. Mais il est tout aussi facile de les flatter et de les gagner. Par suite, leur sentence est, d’ordinaire, achetée : elle n’est qu’un arrêt en faveur de leur parti ou de leur classe et non un jugement objectif et impartial. Cela vient de ce que chez eux la volonté surpasse de beaucoup l’intelligence et de ce que leur faible intellect est entièrement soumis au service de la volonté dont il ne peut s’affranchir un seul moment. »

« Les gens d’une espèce plus noble et doués de facultés plus élevées trahissent, principalement dans leur jeunesse, un manque surprenant de connaissance des hommes et de savoir-faire ; ils se laissent ainsi facilement tromper ou égarer ; tandis que les natures inférieures savent bien mieux et bien plus vite se tirer d’affaire dans le monde ; cela vient de ce que, à défaut d’expérience, l’on doit juger a priori et qu’en général aucune expérience ne vaut l’a priori. Chez les gens de calibre ordinaire, cet a priori leur est fourni par leur propre moi, tandis qu’il ne l’est pas à ceux de nature noble et distinguée, car c’est par là précisément que ceux-ci diffèrent des autres. En évaluant donc les pensées et les actes des hommes ordinaires d’après les leurs propres, le calcul se trouve être faux.
Mais même alors qu’un tel homme aura appris enfin a posteriori, c’est-à-dire par les leçons d’autrui et par sa propre expérience, ce qu’il y a à attendre des hommes ; même alors qu’il aura compris que les cinq sixièmes d’entre eux sont ainsi faits, moralement et intellectuellement, que celui qui n’est pas forcé par les circonstances d’être en relation avec eux fait mieux de les éviter dès l’abord et de se tenir autant que possible hors de leur contact, même alors cet homme ne pourra, presque jamais, avoir une connaissance suffisante de leur petitesse et de leur mesquinerie ; il aura durant toute sa vie à étendre et à compléter cette notion ; mais jusqu’alors il fera encore bien des faux calculs à son détriment. Et ensuite, bien que pénétré des enseignements reçus, il lui arrivera encore parfois, se trouvant dans une société de gens qu’il ne connaît pas encore, d’être émerveillé en les voyant tous paraître, dans leurs discours et dans leurs manières, entièrement raisonnables, loyaux, sincères, honnêtes et vertueux, et peut-être bien aussi intelligents et spirituels. Mais que cela ne l’égare pas ; cela provient tout simplement de ce que la nature ne fait pas comme les méchants poètes, qui, lorsqu’ils ont à présenter un coquin ou un fou, s’y prennent si lourdement et avec une intention si accentuée que l’on voit paraître pour ainsi dire derrière chacun de ces personnages l’auteur désavouant constamment leur caractère et leurs discours et disant à haute voix et en manière d’avertissement : « Celui-ci est un coquin, cet autre un fou ; n’ajoutez pas foi à ce qu’il dit. » La nature au contraire s’y prend à la façon de Shakespeare et de Goethe : dans leurs ouvrages, chaque personnage, fût-il le diable lui-même, tant qu’il est en scène et parle, a raison dans ce qu’il dit ; il est conçu d’une manière si objectivement réelle qu’il nous attire et nous force à prendre part à ses intérêts ; pareil aux créations de la nature, il est le développement d’un principe intérieur en vertu duquel ses discours et ses actes apparaissent comme naturels et par conséquent comme nécessaires. Donc celui qui croit que dans le monde les diables ne vont jamais sans cornes et les fous sans grelots sera toujours leur proie ou leur jouet. Ajoutons encore à tout cela que, dans leurs relations, les gens font comme la lune et les bossus, c’est-à-dire qu’ils ne nous montrent jamais qu’une face ; ils ont même un talent inné pour transformer leur visage, par une mimique habile, en un masque représentent très exactement ce qu’ils devraient être en réalité ; ce masque, découpé exclusivement à la mesure de leur individualité, s’adapte et s’ajuste si bien que l’illusion est complète. Chacun se l’applique toutes les fois qu’il s’agit de se faire bien venir. Il ne faut pas plus s’y lier qu’a un masque de toile cirée, et rappelons-nous cet excellent proverbe italien : « Non è si tristo cane, che non meni la coda » (Il n’est si méchant chien qui ne remue la queue). »

« Comme il faut être novice pour croire que montrer de l’esprit et de la raison est un moyen de se faire bien voir dans la société ! Bien au contraire, cela éveille chez la plupart des gens un sentiment de haine et de rancune, d’autant plus amer que celui qui l’éprouve n’est pas autorisé à en déclarer le motif ; bien plus, il se le dissimule à lui-même. Voici en détail comment cela se passe : de deux interlocuteurs, dès que l’un remarque et constate une grande supériorité chez l’autre, il en conclut tacitement, et sans en avoir la conscience bien exacte, que cet autre remarque et constate au même degré l’infériorité et l’esprit borné du premier. Cette conclusion excite sa haine, sa rancune, sa rage la plus amère. Aussi Gracian dit-il avec raison : « Para ser bien quisto, el unico medio vestirse la piel del mas simple de los brutos » (Pour être bien tranquille, le seul moyen est de revêtir la peau du plus simple des animaux). Mettre au jour de l’esprit et du jugement, n’est-ce pas une manière détournée de reprocher aux autres leur incapacité et leur bêtise? De plus, une nature vulgaire se révolte à l’aspect d’une nature opposée ; le fauteur secret de la révolte, c’est l’envie. Car satisfaire sa vanité est, ainsi qu’on peut le voir à tout moment, une jouissance qui, chez les hommes, passe avant toute autre, mais qui n’est possible qu’en vertu d’une comparaison entre eux-mêmes et les autres. Mais il n’est pas de mérites dont ils soient plus fiers que de ceux de l’intelligence, vu que c’est sur ceux-là que se fonde leur supériorité à l’égard des animaux. Il est donc de la plus grande témérité de leur montrer une supériorité intellectuelle marquée, surtout devant témoins. Cela provoque leur vengeance, et d’ordinaire ils chercheront à l’exercer par des injures, car ils passent ainsi du domaine de l’intelligence à celui de la volonté, sur lequel nous sommes tous égaux. Si donc la position et la richesse peuvent toujours compter sur la considération dans la société, les qualités intellectuelles ne doivent nullement s’y attendre ; dans le cas le plus favorable, on les ignore ; mais, autrement, on les envisage comme une espèce d’impertinence, ou comme un bien que son propriétaire a acquis par des voies illicites et dont il a l’audace de se targuer ; aussi chacun se propose-t-il en silence de lui infliger ultérieurement quelque humiliation dans un autre domaine, et l’on n’attend pour cela qu’une occasion favorable. C’est à peine si, par une attitude des plus humbles, on réussira à arracher le pardon de sa supériorité d’esprit, comme on arrache une aumône. Saadi dit dans le Gulistan : « Sachez qu’il se trouve chez l’homme irraisonnable cent fois plus d’aversion pour le raisonnable que celui-ci n’en ressent pour le premier. » Par contre, l’infériorité intellectuelle équivaut à un véritable titre de recommandation. Car le sentiment bienfaisant de la supériorité est pour l’esprit ce que la chaleur est pour le corps ; chacun se rapproche de l’individu qui lui procure cette sensation, par le même instinct qui le pousse à s’approcher du poêle ou à aller se mettre au soleil. Or il n’y a pour cela uniquement que l’être décidément inférieur, en facultés intellectuelles pour les hommes, en beauté pour les femmes. Il faut avouer que, pour laisser paraître de l’infériorité non simulée, en présence de bien des gens, il faut en posséder une dose respectable. En revanche, voyez avec quelle cordiale amabilité une jeune fille médiocrement jolie va à la rencontre de celle qui est foncièrement laide. Le sexe masculin n’attache pas grande valeur aux avantages physiques, bien que l’on préfère se trouver à côté d’un plus petit que d’un plus grand que soi. En conséquence, parmi les hommes, ce sont les bêtes et les ignorants qui sont en faveur et recherchés partout ; parmi les femmes, les laides ; on leur fait immédiatement la réputation d’avoir un cœur excellent, vu que chacun a besoin d’un prétexte pour justifier sa sympathie, à ses yeux et à ceux des autres. Pour cette raison, toute supériorité d’esprit a la propriété d’isoler : on la fuit, on la hait, et pour avoir un prétexte on prête à celui qui la possède des défauts de toute sorte. »


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