Élisabeth Lévy : Le problème de notre temps est peut-être la disparition des élites, c'est-à-dire d'une classe qui déduisait de ses privilèges une forme de responsabilité. Aujourd'hui, les élites - celles que Chevènement appelle élites mondialisées - n'ont de cesse de s affranchir de toute responsabilité. Vous l'avez d'ailleurs pointé dans votre texte sur la rumeur de la Somme. Mais vous ne fondez pas plus d'espoir sur les « hyliques », autrement dit sur le peuple, que sur ces pseudo-élites. On constate pourtant qu'il reste dans les peuples quelque chose du vieux bon sens : refus de Maastricht, dédain pour le piquenique de la Méridienne, sondages défavorables aux avancées les plus délirantes de l'ordre festif … Sortez de la rive gauche, Philippe Muray !
Philippe
Muray :
Il y a fort longtemps que j'en suis sorti, rassurez-vous, parce que
j'ai suivi mon plaisir, qui ne me menait pas là, et de toute façon
je ne crois pas qu'on puisse se vanter de m'y avoir beaucoup vu (les
serfs me le reprochent assez). Mais si je ne fonde aucun espoir sur
personne, c'est que le travail incessant de l'époque est la
rééducation des « hyliques », justement, des
« ploucs », le reconditionnement par toutes les salopes
dominantes des derniers rétifs issus de cette « France moisie
» qui n'a sans doute été appelée salopement ainsi que parce
qu'elle opposait une sorte de résistance informe aux élites qui en
ressentaient un légitime agacement. « Laissez les rustres en paix !
» lançait Gombrowicz en 1958 à des interlocuteurs de gauche
scandalisés. « Laissez les gens vivre », disait-il encore (ce qui
finissait logiquement par lui attirer cette remarque : « Vous ne
seriez pas fasciste, par hasard ? »).
Laisser
les rustres en paix est une chose absolument impossible que
l'élitocrate hystérique n'envisage pas un seul instant parce que
cela signifierait qu'il pourrait encore subsister ici ou là des
traces, même très dégénérées, de l'ancienne vie spirituelle,
c'est-à-dire aussi, car la vie spirituelle c'est l'autre nom du
jugement, une capacité résiduelle de juger extrêmement dangereuse
pour le programme de contrôle et de soumission festifs qui s'étend
partout et qui a pour vocation d'incarner le nouveau maintien de
l'ordre. Les hommes des nouvelles élites n'ont rien à voir avec ce
que l'on appelait ainsi autrefois ; ce sont, je l'ai déjà écrit il
y a bien longtemps, des matons. Des matons de Panurge. De sombres, de
très sombres matons de Panurge. Éventuellement déguisés en mutins
de Panurge. Avec des clochettes et un nez rouge. Et qui veillent à
la mutation du reste de l'espèce, c'està-dire des « ploucs »,
qu'ils espèrent transformer au plus vite en mutés de Panurge. Cette
besogne se poursuit sans relâche dans tous les domaines, et le but
est d'obtenir que le « plouc », l'« hylique » n'ait plus une
seule idée à soi, ni d'autres désirs que ceux qui ont été
sélectionnés par les nouvelles élites mondialisées.
Il
n'est pas question de laisser le rustre en paix parce que cela
signifierait que pourraient encore perdurer, dans des coins obscurs,
d'inquiétantes radicalités, des singularités, des antagonismes,
peut-être des souverainetés, et même des pensées magistrales.
De
tout cela il subsiste des traces, bien sûr, même quelquefois de
beaux vestiges, mais ils sont cernés de toutes parts, on les
travaille de toutes les manières, par toutes les techniques et tous
les procédés. Quand la détestable cinéaste Coline Serreau, par
exemple, déclare fièrement que tous ses films sans exception «
parlent du patriarcat et de sa destruction, seule évolution possible
pour l'humanité, dans le sens où ce système détruit toute
l'humanité », on est là face au maton de Panurge en train de bêler
sa peur et sa haine, et on peut en déduire que ce fameux patriarcat
mythique constitue désormais l'une de ces radicalités, l'une de ces
inquiétantes singularités, l'un de ces antagonismes lumineux et
résiduels que les cagots criminels de l'élitocratie redoutent si
fort, et qu'il a, contrairement à ce que croit la cinéaste
susnommée, tout l'avenir devant lui en tant que facteur d'échec
potentiel par rapport au programme d'asservissement des matons de
Panurge. Ce qui ne signifie pas, bien entendu, qu'il gagnera, au
contraire ; mais, sous une forme ou une autre, à divers moments, et
de manière imprévisible, il grippera la machine, il en fera surgir
les ridicules, il la poussera à s'énerver et à se contredire,
peut-être même à se dévorer elle-même. Je ne crois pas trop aux
possibilités de « résistance » de populations qui seraient
restées « saines » parce que je ne vois pas comment elles
pourraient l'être restées, mais j'ai bon espoir dans certaines
capacités du Moderne, désormais, de se battre à mort avec le
Moderne, de s'éventrer, de s'entredéchirer, Moderne contre Moderne,
comme les deux monstres post-historiques qu'ils sont...
Élisabeth
Lévy :
Quand vos matonnes affirment s'attaquer à la domination masculine,
que visent-elles en réalité ?
Philippe
Muray :
Le grand ennemi, vous le savez bien, et dans tous les domaines, et
sous toutes les formes, en politique comme en littérature et
ailleurs, partout, c'est la sexualité du mâle ou ce qu'il en reste,
et il ne s'agit même plus du tout que la sexualité féminine soit à
égalité avec la sexualité masculine, mais que celle-ci ne puisse
plus être distinguée de celle-là, ou plutôt que celle-ci soit
alignée sur celle-là. C'est un long travail qui se poursuit sur
tous les plans depuis des années, aussi bien avec des mesures
étatiques comme le « congé paternité » qu'avec le ressassement
des néo-penseurs ou penseuses sur la différence des sexes qui ne
serait qu'une « idée fixe », ou encore avec les lois contre le «
harcèlement » moral et sexuel, et bien d'autres choses encore. La
sexualité masculine est une antiquité récalcitrante qu'il convient
de liquider parce qu'avec la sexualité féminine elle réussit
encore, de temps en temps, à produire de l'électricité, de la
contradiction, de la vie. Cette vie incroyablement persistante en
dépit de toutes les entreprises morbides des associations de
persécution est extrêmement dangereuse pour la puissance dominante
qui usera de tous les moyens (jusqu'à la calomnie, par exemple en
imposant l'assimilation de la sexualité masculine en général à
celle des tueurs en série, des maniaques sexuels, des pédophiles,
etc.) pour en venir à bout. Telle est, au fond des choses,
l'opération à laquelle les « peuples », comme vous dites, sont
actuellement soumis.
Il
est sûr que partout dans ces « peuples » survit une sourde, une
obscure horreur du désastre présent. Mais cette horreur se voit
aussi combattue, chez chacun, et de l'intérieur, par une tendance à
la soumission également obscure et profonde. C'est cette soumission,
cette envie de s'adapter aux nouvelles conditions d'existence
insensées, jointes à la conviction qu'il n'y a pas le choix, sur
quoi misent les élites mondialisées. Pour accélérer la
liquéfaction des vrais gens, la destruction de leur mémoire, des
anciennes solidarités, des dernières traditions et de ce qui reste
encore de vie sociale, ou tout simplement de réalité, le temps
présent ne ménage pas sa peine. Vous venez de me parler des méfaits
parisiens de l'« équipe Delanoë », et ce sont des méfaits
typiquement élitocratiques puisqu'ils consistent à favoriser les
prétendues « circulations douces » employées par les dominants
contre l'automobile dont se servent les rustres. Et c'est partout et
dans tous les domaines que le dressage sévit. On envoie des
commandos de festivocrates « réveiller les campagnes »,
c'est-à-dire détruire le peu qui en reste. On « réveille les
villes » en faisant appel à des fabricants d'événements de rue.
On s'introduit dans l'intimité des couples par le biais de la loi,
une fois encore, pour démolir les ultimes lambeaux du patriarcat et
achever d'effacer les identités sexuelles en faisant entrer les
hommes, comme l'a dit doucereusement l'incroyable Ségolène Royal
lorsqu'elle présentait son projet de congé de paternité, « dans
la sphère de la petite enfance qui leur était un peu déniée
jusqu'à présent » (ben voyons...). Et quand les organisateurs
d'une rave sollicitent du département du Doubs l'autorisation de se
tenir sur le site de la saline royale d'Arc-et-Senans, le journaliste
liquéfié de Libération qui commente la chose note sans rire : «
L'opération donnerait une image plus jeune à ce monument classé
par l'Unesco. »
Élisabeth
Lévy :
Vous avez raison, ça ne rigole pas. On sent une certaine fulmination
contre cette fichue Unesco dont le navrant conservatisme s’oppose
au remplacement de vieilles pierres par des parcs à thème ou, en
l'occurrence, par un parc à raves. C'est assez logique puisqu'il
s'agit d'effacer jusqu'au souvenir du monde ancien...
Philippe
Muray :Lequel relève toujours aussi, plus ou moins, du patriarcat... Ce ne
sont donc pas seulement les êtres actuels mais aussi leur
environnement et les êtres du passé qui doivent être
reconditionnés de manière à ce que plus personne ne puisse jamais
s'y retrouver. Quand on envisage de transférer les cendres
d'Alexandre Dumas au Panthéon, on le fait avec des arguments
d'analphabète moderne à se rouler par terre d'horreur et de rire («
Dans la France d'aujourd'hui, c'est bien de mettre au zénith un beur
ou un quarteron, c'est signifiant »). Tout ce qui, du passé, ne
peut pas être conservé dans le formol moderne doit être éliminé.
C'est ainsi qu'à Londres, il y a quelques mois, on envisageait de
déboulonner les statues de deux généraux, obscurs souvenirs des
anciennes guerres coloniales, qui se dressent aux deux extrémités
de la place de Trafalgar (il n'y a pas que les talibans qui déclarent
la guerre aux statues).
Philippe
Muray,
Festivus
festivus.
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