De Aldous Huxley, on
retient surtout Le meilleur des mondes, roman de science-fiction
(d’anticipation ?) mondialement connu. Mais n’étant pas du tout
attiré par le roman de genre, je souhaitais découvrir une autre
facette de l’écrivain britannique que le cours du temps a rangé
parmi les visionnaires du siècle dernier. Tour du monde d’un
sceptique m’apparaissait alléchant par son titre, j’espérais
y trouver une vision critique des choses de la vie si ancrées dans
le quotidien du commun des mortels que plus personne ou presque ne
pense à les analyser, et encore moins à les remettre en question.
Inutile de tourner autour du pot : ces choses, ce livre les traite
avec rigueur intellectuelle, érudition et une précision analytique
digne d’un microscope.
Le plus impressionnant,
pour ces textes écrits en 1926, c’est encore leur incroyable
actualité près d’un siècle plus tard. Que l’auteur s’attaque
aux relations sociales, aux dérives de la société capitaliste, ou
bien encore à la déliquescence de la civilisation occidentale, tout
ce que contient ce journal de bord s’inscrit dans la triste réalité
contemporaine sans en changer une virgule. Huxley s’appuie sur ses
observations de voyageur pour stigmatiser ce qui ne fonctionnait déjà
plus dans le monde de l’entre deux guerres. Les étapes de son
voyage (qui composent les chapitres du livre) ne sont souvent que des
prétextes à ses digressions philosophiques, sociologiques,
artistiques ou encore politiques. Huxley piétine tout ce que le
politiquement correct a relégué dans le domaine de l’intouchable,
non pas pour le vain plaisir de profaner, mais par devoir, celui de
ne jamais s’asseoir sur des acquis institués par d’autres que
soi, ne jamais rien considérer comme sacré et donc incontestable.
Et son argumentaire laisse souvent coi d’admiration, de par sa
logique et sa clarté.
Le concept de la
démocratie prend notamment son petit coup de canif, le «
gouvernement par le peuple » n’est ainsi pour Huxley qu’une
illusion reposant en bonne partie sur la valeur hypocrisie, base
absolument nécessaire à son exercice, selon lui.
Sur un ton plus léger,
le cinéma hollywoodien perd également beaucoup de son lustre après
le passage de l’écrivain, ses vertus débilisantes sont passées
au crible avec un certain humour, offrant quelques bonnes pages
supplémentaires à cet ouvrage qui n’en était déjà pas avare.
En fin de livre, c’est
le mode de vie américain tout entier que Huxley harponne, avec une
ironie et – une fois encore – une perspicacité dont la finesse
et l’intensité confinent à la jubilation. La nôtre, ou du moins
celle de tout lecteur un tant soit peu sceptique à l’égard des
grandes certitudes de nos contemporains.
« (…) Etant
stupides et sans imagination, les animaux se conduisent souvent plus
sagement que les hommes. Ils font efficacement et instinctivement ce
qu’il faut au moment où il le faut. Ils mangent lorsqu’ils ont
faim, cherchent de l’eau quand ils ont soif, font l’amour en sa
saison, se reposent ou jouent quand ils en ont le temps. Les hommes
sont intelligents et imaginatifs, ils regardent derrière eux et en
avant ; ils inventent d’ingénieuses explications aux phénomènes
qu’ils observent ; ils cherchent des moyens compliqués et
détournés pour atteindre des buts lointains. Leur intelligence, qui
a fait d’eux les maîtres du monde, les fait souvent agir en
imbéciles. Aucun animal, par exemple, n’est assez intelligent ni
assez imaginatif pour supposer qu’une éclipse est l’œuvre d’un
serpent qui dévore le soleil. C’est là un genre d’explication
qui ne peut venir que dans un cerveau humain. Et seul un être humain
peut inventer des gestes rituels dans l’espoir d’influencer en sa
faveur le monde extérieur. Tandis que l’animal, fidèle à son
instinct, vaque tranquillement à ses occupations, l’homme doué de
raison et d’imagination perd la moitié de son temps et de son
énergie à faire des choses complètement idiotes. Avec le temps, il
est vrai, l’expérience lui apprend que les formules magiques et
les gestes rituels ne lui donnent pas ce qu’il demande. Mais,
jusqu’à ce que l’expérience le lui ait appris – et il met
étonnamment beaucoup de temps à apprendre –, l’homme, à bien
des égards, se conduit de façon infiniment plus stupide que
l’animal. (…) »
« (…) Dans un de
ses livres, j’oublie lequel, Benjamin Kidd a fait de très
judicieuses remarques sur la beauté des enfants. La beauté des
enfants, dit-il, est une beauté presque surhumaine. Dans l’enfance,
nous sommes pareils aux anges : candides, innocemment passionnés,
d’une intelligence désintéressée. Les qualités angéliques de
notre âme s’expriment sur notre visage. Dans l’adolescence et au
seuil de la maturité, nous sommes humains ; l’ange meurt et nous
sommes des hommes. Chose significative, l’art grec s’est presque
exclusivement préoccupé de la jeunesse. A mesure que nous avançons
dans l’âge mûr, nous devenons de moins en moins humains, de plus
en plus simiesques. Les uns restent simiesques jusqu’à la fin.
D’autres, à mesure que décroissent les énergies et les appétits
du corps, deviennent une seconde fois quelque chose de plus
qu’humains. (…) »
« (…) La courtoisie
d’un duc ou d’un personnage royal nous charme et nous ne songeons
pas qu’elle est l’effet d’un mépris bien plus écrasant à
notre égard que celui que témoigne brutalement un parvenu à ses
domestiques et ses fournisseurs. Par sa grossièreté fanfaronne, le
parvenu admet implicitement que sa supériorité est précaire. Un
prince est si dédaigneusement certain de la sienne qu’il peut se
permettre d’être poli. (…) »
« (…) A l’époque
où l’on discutait la fin du monopole de la Compagnie des Indes
orientales, plusieurs administrateurs anglais distingués soutinrent
que, toute considération d’intérêts commerciaux mise à part, il
serait hautement impolitique d’ouvrir librement le pays à
l’immigration européenne. Loin de consolider la situation de la
Compagnie, l’influx européen, disaient-ils, aurait pour résultat
de l’affaiblir et de la mettre en danger. En effet, l’apport
européen consisterait en commerçants aventuriers, sans culture et
sans éducation. Or les petites gens, exaltées par les
circonstances, sont en général tyranniques, et les gens incultes
sont incapables de voir au-delà de leur petit cercle de préjugés
nationaux. Aux Indes, les circonstances conspirent à exalter chaque
membre de la race dominante, d’abord dans sa propre estime, et
jusqu’à un certain point, dans la réalité. Il n’y a pas non
plus de pays où il soit plus nécessaire de respecter les préjugés
étrangers et d’en tenir compte. Sciemment, par des insultes
délibérées, ou inconsciemment, par le refus d’admettre des
façons de voir étrangères, les petites gens sans éducation
peuvent exaspérer un peuple vassal pourtant prêt à accepter la
domination de gouvernants non moins étrangers et, au fond, tout
aussi rapaces et tyranniques, mais courtois et tolérants dans les
petites choses. Laissez la porte ouverte à l’immigration
européenne, et vous introduirez dans le pays les causes potentielles
de la haine de races et des troubles politiques. (…) »
« (…) La notion de
Service est fondamentale dans le christianisme. Jésus et ses grands
disciples ont proclamé l’importance spirituelle du Service et ont
exhorté les hommes et les femmes à être les serviteurs de leurs
frères. Les morticiens et, avec eux, tous les hommes d’affaires
d’Amérique, ont pour le Service un enthousiasme aussi chaleureux
qu’en eurent jamais saint François ou son divin Maître.
Seulement, les activités qu’ils désignent par le mot « Service »
se trouvent être légèrement différentes de celles que le
fondateur du christianisme désignait du même nom. Pour Jésus et
saint François, Service sous-entendait : sacrifice de soi,
abnégation, humilité. Pour les morticiens et les autres hommes
d’affaires d’Amérique, Service veut dire autre chose : cela veut
dire faire et réussir des affaires profitables avec tout juste
l’honnêteté suffisante pour échapper à la prison. Les Hommes
d’Affaires Américains parlent comme saint François ; mais il est
difficile de distinguer leurs activités de celles des marchands que
Jésus chassa du Temple. (…) »
« (…) On est tout à
fait favorable à la religion jusqu’au jour où l’on visite un
pays véritablement religieux. Ce jour-là, toute la sympathie va aux
égouts, aux machines et au minimum de salaire. Voyager c’est
découvrir que tout le monde a tort. (…) »
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