À l’heure du succès
que remporte l’emploi incorrect du français, et de son
affaiblissement face à l’anglais, il est intéressant de découvrir
les écrits français d’un des esprits les plus brillants
d’Occident : Arthur Schopenhauer, ainsi qu’une bonne partie de ce
qui concerne sa relation avec la France, et notamment ce jour de
1804, au grand arsenal de Toulon, où il vit des galériens
enchaînés. Cette scène le bouleversa au point qu’elle deviendra
l’une des prémisses sur laquelle il édifiera sa philosophie.
Ceux qui l’ignoraient apprendront quelle influence eut en retour
Arthur Schopenhauer sur un ensemble d’écrivains français parmi
les plus importants.
Il considérait que le
français était une langue admirable, mais beaucoup plus une langue
de sentiment que de déduction ; davantage une langue de diplomatie
que de philosophie.
Christian Sommer, dans
son introduction, nous apprend que Schopenhauer fut par son père
envoyé en pension au Havre à l’âge de neuf ans. Il y resta deux
ans, de 1797 à 1799. En 1819, il écrira, à propos du Havre : «
Dans cette ville accueillante située à l’embouchure de la Seine
et de la côte maritime, je vécus ainsi les moments les plus heureux
de mon enfance. »
En lisant ce livre, ce
que l’on constate, c’est l’étonnante qualité du français de
Schopenhauer ; un français incomparablement meilleur que celui de la
grande majorité de ceux qui le parlent et l’écrivent aujourd’hui.
Certes, la rapidité avec laquelle il acquit, lui qui finit par
parler sept langues, une maîtrise élevée de la nôtre, prouve
qu’il était doté de facultés exceptionnelles, mais cela ne
suffit pas à expliquer un tel écart qualitatif. Il faut aussi tenir
compte, comme je l’ai dit au début, de l’immense succès que
remporte de nos jours l’emploi incorrect, voire très incorrect du
français. Ce niveau très bas de connaissance et d’emploi du
français va d’ailleurs habituellement de pair avec un niveau
culturel lui aussi extrêmement bas ; à tel point que face à
certaines personnes il m’est arrivé d’être vu plus ou moins comme
une sorte d’érudit, ce qui est pourtant très loin d’être le cas.
Il faut préciser que
parler du succès que remporte le mauvais emploi du français ne
sous-entend pas qu’une forme d’expression absolument rigide doive
être considérée comme seule acceptable, mais simplement qu’il y
a des limites à ne pas dépasser.
Un
exemple me vient à l’esprit qui illustrera mon propos. Un ami
m’a un jour raconté qu’il avait discuté avec le responsable
d’un département de pointe dans une grande société du secteur
industriel, et que celui-ci avait dit avoir été chargé par sa
direction de recruter des ingénieurs destinés à travailler au sein
de son département. Le problème, c’est que la majorité des
ingénieurs postulants avaient utilisé le langage texto dans leurs
lettres de motivation, sans parler des énormes fautes d’orthographe
que contenaient celles-ci, de la quasi absence de ponctuation, et des
phrases dont la tournure en rendait le sens incompréhensible ; ce
qui conduisit le responsable recruteur à mettre de côté les
lettres ainsi rédigées, jusqu’à ce que sa direction l’oblige à
les prendre en compte afin qu’il fasse son choix sur la base d’un
nombre plus important de candidats.
Ceci montre que, comme
une rivière, en cas de crue exceptionnelle, sort de son lit et
inonde les terres à l’entour, le langage texto est largement sorti
du téléphone portable pour inonder tous les moyens d’expression
écrite et pour ainsi dire tous les milieux sociaux.
Car des exemples comme
celui-là il y en a beaucoup, qui rendent les écrits français de
Schopenhauer encore plus étonnants.
Remarquez, entre les
personnes qui parlent français aujourd’hui et les Français qui le
parlaient hier, on sait qu’il y a également une nette différence.
Dans les milieux modestes, chez les ouvriers, ceux qui avaient une
bonne connaissance du français et une culture honorable n’étaient
pas rares. En comparaison, la population actuelle, abrutie et
intoxiquée par les médias et le "show-biz", est ignare, et qui plus
est, pour ne rien gâcher, souvent assez fière de l’être.
Et que penser de la
vulgaire anglicisation du français !?
Au XIXe siècle, en
Russie, cela faisait chic de parler français. Aujourd’hui, en
France, cela fait faussement chic de mettre des mots anglais partout.
La différence, c’est que les Russes du XIXe siècle qui parlaient
français étaient issus de la haute société plutôt cultivée,
alors que les Français qui mettent de l’anglais partout, à
l’exception de certaines personnes, appartiennent à la basse
société inculte et consumériste, statue dont ils sont souvent
assez fiers comme je l’ai dit. La culture est une vieillerie
ennuyeuse pour eux. On est donc passé de l’élégance d’une élite
au snobisme bovin d’une pseudo élite que tout le monde cherche à
imiter.
Pour revenir à
Schopenhauer, le livre de ses écrits français, une fois passé
l’introduction, commence par quelques-unes de ses réflexions
montrant son grand sens de l’observation, la force de son
raisonnement, sa lucidité, et son mépris pour la gloriole et la
vanité : « Le fondement de toute gloire véritable, c’est
l’estime sentie : mais la plupart des hommes ne sont capables
d’estime sentie qu’envers ce qui leur ressemble, c’est-à-dire
envers le médiocre. Donc la plupart des hommes n’auront, pour les
ouvrages du génie, jamais qu’une estime sur parole. Celle-ci se
fondant sur l’estime sentie d’un très petit nombre d’individus
supérieurs capables d’apprécier les ouvrages du génie, nous
voyons la raison de la lenteur de l’accroissement de la véritable
gloire. »
On découvre ensuite des
lettres dont celles qu’il écrivit à son ami d’enfance français
Anthime, dans lesquelles il se livre à quelques confidences et se
montre nostalgique, misanthrope, amer, et heureux de retrouver cet
ami dont il n’avait pas eu de nouvelles depuis l’enfance.
À
ce propos, on peut trouver que Schopenhauer, avec ce fameux Anthime,
fait preuve d’une certaine naïveté. La joie qu’il éprouve de
le retrouver, lui, le pessimiste, semble balayer toute prudence et ne
plus le laisser imaginer que le passage de l’enfance à l’âge
adulte avait peut-être changé beaucoup de choses. Il s’adresse à
lui comme si chacun d’eux n’avait pas pu évoluer d’une manière
différente ne leur permettant plus de connaître l’entente qui fut
la leur autrefois, et qu’il pourrait dans ce cas être soit déçu
par cet ami d’enfance, soit le décevoir (il fut en l’occurrence
déçu). Par exemple, dans sa première lettre à Anthime, il écrit,
en parlant des hommes : « partout ils forment, quant à
l’aspect extérieur, un cabinet de caricatures, quant à l’esprit,
un hôpital de fous, et quant au caractère moral, un cabaret de
filous. Les exceptions sont trop rares, et se sont retirées chacune
dans son coin de refuge. »
Constater ce manque de
prudence est intéressant lorsqu’on pense, à l’opposé, à la
rigoureuse lucidité dont il était habituellement capable lorsqu’il
observait le monde et les hommes, et à la grande méfiance qui en
découlait.
Après le chapitre des
lettres, on termine avec celui des gloses, c’est-à-dire avec la
reproduction de quelques notes en marge de livres qu’il a lu ; des
notes souvent ironiques, tranchantes, et parfois représentatives,
encore une fois, comme dans les réflexions du début du livre, et
comme dans de nombreux textes de Schopenhauer, de son singulier sens
de l’observation, de sa capacité à voir les erreurs de
raisonnement, la fatuité, et à expliquer ce qu’il a vu et compris
comme seul un esprit parmi les plus doués sait le faire. D’ailleurs,
il était parfaitement conscient de sa propre valeur, comme il le
montre dans la première lettre envoyée à Anthime : « Quoique
tu ne sois pas homme de lettres, tu sauras sans doute que dans les
sciences il y a eu des hommes d’un haut mérite qui de leur vivant
n’ont pas été reconnus pour tels, mais d’autant plus après
leur mort, ou, si le sort était propice, dans leur vieillesse : cela
a même été le sort de beaucoup de ces hommes, et dans tout temps
et tout pays. – Je suis un de ces hommes-là. »
J’ose à peine imaginer
ce qu’il aurait écrit sur notre époque si il y avait vécu.
Assurément, il l’aurait merveilleusement vomi de toute sa
virulente acuité d’esprit. Et ledit philosophe Bernard-Henri Lévy,
s’il l’avait connu ; inutile d’être médium pour savoir ce
qu’il aurait pensé qu’on dise d’un tel individu qu’il est
philosophe.
Je vous invite donc à lire ce petit livre instructif et à découvrir ou redécouvrir l’œuvre de Schopenhauer qui, malgré certains travers et certaines de ses opinions qu’on peut ne pas partager, était un génie d’un type particulièrement utile dans une époque de mensonges, de postures et d’illusions comme la nôtre, étant donné qu’il n’avait pas son pareil pour voir et dénoncer ce genre de choses. J’ajouterai, pour ceux qui ne le connaissent pas, qu’après l’avoir lu, on n’a pas spécialement envie de se laisser aller à chantonner gaiement, c’est vrai, mais en revanche, on peut sortir dans la rue sans trop de craintes, car il n’aura pas cherché à nous tromper sur ce qu’on allait y trouver, ce qui est suffisamment rare pour être doublement souligné.
2 commentaires:
Bonjour. Vous écrivez très bien. Mais, si vous me permettez, vous en restez à des idées toutes faites qui n'apportent rien du tout, ni à vous, ni à vos lecteurs (hors, les désennuyer, un peu) Celle-ci, par exemple, s'agissant des femmes et de l'amour dont vous ne savez rien tant qu'une flèche de Cupidon ne vous aura pas transpercé en même temps qu'elle l'aura fait d'une femme de vos connaissances habituelles ou d'une connaissance fortuite. Celle-là, autre exemple, s'agissant des élites et du commun, qui reste à la surface des choses s'agissant des humains. Par contre que vous écriviez, et fort bien, est le meilleur moyen de vous interroger. Car tout est là. Ou bien vous prenez le parti de la littérature, vous vous interrogez via des personnages, d'un milieu, d'une époque, d'une intrigue (vous faisant constater ce dont vous témoignez des gens, mais à l'endroit desquels vous ne vous interrogez pas).. ou bien vous prenez le parti de l'essai, non vous référant à des penseurs avérés que vous lisez ou que vous avez lus, et à partir d'eux, mais en posant vos propres questions quant au monde et en tentant d'y répondre. Ceci dit, on peut faire les deux, mais ce n'est pas donné à tout le monde. Je m'adonne à la philosophie, pour répondre à la question qu'évidemment vous vous posez, alors que je n'aie aucun diplôme qui validerait cette pratique, ce qui passe pour beaucoup comme une prétention, mais qui n'est une prétention qu'en rapport aux monde des experts qui est le nôtre depuis longtemps. Pourquoi je vous envoie ce commentaire ? Parce que vous écrivez bien. Et qu'il serait dommage que ce moyen en reste à formuler des banalités, à mon sens, indignes de ce que laisse entrevoir votre maîtrise de la langue. Cordialement. Une réponse n'est pas indispensable. Guy KOPP (je ne pratique pas les pseudos)
Réponse très tardive, mais l'intention y était.
Vous dites que j'exprime, à propos « des femmes et de l'amour », « des élites et du commun », des idées toutes faites, autrement dit, des idées banales. Mais ces sujets ne sont pas abordés dans l'article.
J'aimerais pouvoir éventuellement réagir, mais sur la base des textes critiqués.
Pouvez-vous me mettre le ou les liens vers le ou les textes dont vous parlez, ou recopier ici le ou les textes en question ?
Laurent Gané
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