Ce petit livre est la
transcription d’un entretien que Pierre Desproges accorda, chez
lui, à Yves Riou et Philippe Pouchain, en décembre 1986.
Il est intéressant
d’assister au cheminement de sa pensée pendant la conversation, contrairement à ses chroniques et à ses spectacles qui sont en
quelque sorte la mise en forme abouti de sa pensée. De plus, on le
sent à l’aise pour parler. C’est par conséquent davantage
l’homme que l’artiste que l’on découvre dans ce livre, ce qui en
fait tout l’intérêt.
On y retrouve son humour
noir bien à lui, son intelligence, la pertinence et la subtilité de
certaines de ses réflexions, sa franchise, mais aussi parfois, à
l’inverse, sa naïveté, ses illusions, et aussi, par-ci par-là,
sa bêtise.
Qu’on ne se méprenne
pas sur mes propos, intellectuellement, comparé aux autres personnes
appartenant au monde du spectacle, il est très nettement au-dessus
de la mêlée, mais il n’y a pas que ça. J’y reviendrai.
On découvre qu’il
nourrissait une aversion pour la compromission, dont il a la
franchise de dire qu’elle est largement répandue dans le milieu du
spectacle, où chacun est plus ou moins prêt à tout pour être mis
en avant.
Il dit son admiration
pour Brassens et pour le général de Gaulle, il parle de sa
misanthropie, de sa méfiance envers la psychanalyse, de son
antimilitarisme, de sa manière d’écrire, de la mort, et d’un
certain nombre d’autres choses.
Ce qui ressort entre
autres c’est, comme je l’ai dit, son intelligence – on n’a
pas affaire à un Philippe Muray mais non plus à un idiot –, le recul qu’il s’efforce d’avoir sur lui-même, et le souci
d’être, autant qu’il le peut, intellectuellement honnête.
On est aussi frappé par certaines de ses opinions, peu en accord avec l’idéologiquement
correct actuel. Il aurait eu aujourd’hui, et peut-être a-t-il eu à
l’époque, des problèmes avec quelques-uns de ses amis de gauche ;
mais je pense qu’il en aurait eu beaucoup plus aujourd’hui. Par
exemple : extrait :
« Y.R. et P.P. : On
est au début de l’hiver : les Restos du cœur…
P.D. : Je vais vomir
si vous continuez.
Y.R. et P.P. : Les
émissions de télévision pour les causes humanitaires ?
P.D. : Il y a des
artistes qu’on ne voit que grâce à ces émissions. On ne les
invite pas, mais on ne peut pas les chasser. […] Attention, je ne
trouve pas ce genre d’émissions scandaleuses parce que des
artistes qu’on ne voit jamais chanter ailleurs y viennent. Ce qui
est grave, scandaleux… Il y a un vieux proverbe chinois qui dit : «
Pour rendre service à son prochain, il ne faut pas lui donner du
poisson, il faut lui apprendre à pêcher. » Donner à bouffer aux
nécessiteux pendant un mois et puis les laisser crever les onze
autres mois de l’année… Bien sûr, c’est pas mal, moi aussi je
fais de la charité. La différence fondamentale – c’est mon
orgueil à moi –, c’est que j’aide des pauvres mais je n’en
parle pas. Je ne montre pas le montant des chèques et je ne vous
dirai pas à qui je les adresse. Mais cette exhibition larmoyante et,
en plus, tous ces gens qui sont anticléricaux et qui reprennent le
message de François d’assise sans bien l’avoir compris, c’est
bizarre. »
« Y.R. et P.P. :
Comment as-tu vécu la période féministe de la fin des années 70 ?
P.D. : J’ai vécu à
côté…
Y.R. et P.P. : T’es-tu
senti « menacé » comme beaucoup d’hommes à l’époque ?
P.D. : Non, parce que
je n’ai jamais pensé passer un moment amoureux avec une femme du
MLF, donc je ne me suis pas senti brimé. Il suffisait de les voir
défiler pour ne pas avoir envie de les sauter.
Y.R. et P.P. : Il y en
avait des pas mal quand même…
P.D. : Oui, des
gouines ! (rires) Là, je suis de mauvaise foi… Mais il y a un peu
de vrai quand même. De vraies féministes, il n’y en a pas plus
chez les femmes que chez les hommes. Il y a une chose dont je suis
certaine (lapsus), c’est qu’il y a autant de misogynes femmes
qu’hommes. Les femmes qui servent debout la soupe aux mecs assis,
ça existe encore et c’est souvent la volonté des femmes… Ce
n’est pas qu’un truc de mec, la misogynie. Il y a des femmes qui
s’en portent bien et qui le revendiquent. »
« P.D. : Je ne vote
pas… Je trouve que c’est un devoir civique de ne pas voter…
Enfin, quand on a les choix qu’on a actuellement. Si vous pouvez me
dire comment on distingue Mitterrand de Giscard ou de Chirac, si vous
avez un détail qui les sépare l’un de l’autre, que vous arrivez
à me convaincre que ce n’est pas tout à fait les mêmes gens… »
« Y.R. et P.P. :
L’intégrisme religieux ?
P.D. : Oh ! là
là. Ça me
fait très peur. (silence) Déjà la CGT qui manifeste dans la rue,
j’ai peur, alors tu penses, les mollahs ! »
Quant à sa part de
bêtise, en contrepoint de sa pertinence et de sa subtilité, elle
s’exprime notamment lorsqu’il dit : « Je pense que
l’intelligence est une qualité de gauche. »
Pour dire une idiotie de
cette taille, pas de doute, il faut être au moins en partie un
idéaliste de gauche.
Et lorsqu’il dit :
« P.D. : Je suis né
en 1939. Je n’ai pas de souvenir de mes cinq ans ou de mes six ans,
mais savoir que je suis né à cette époque-là, qu’il s’est
passé ce qui s’est passé vis-à-vis des Juifs, c’est un truc
que je n’ai toujours pas compris, au sens fort, comme je ne
comprends pas Dieu.
Y.R. et P.P. : Tu ne
comprends pas l’antisémitisme ?
P.D. : Si,
l’antisémitisme je le comprends très bien, toutes les formes de
racisme, je les comprends. Mais que des gens, des administrateurs
justement, aient envoyé des gens par paquets de mille se faire
occire au nom du racisme, c’est un truc, je ne comprends pas… Que
mes parents, par exemple, aient vu ça, à une époque qui est la
mienne. Ce n’est pas les Huns, ce n’est pas Attila, c’est la
semaine dernière. [...] C’est quelque chose que je ne peux pas
comprendre. […] Je trouve ça fabuleusement inimaginable que des
êtres humains puissent commettre ça… »
« Je trouve ça
inimaginable que des êtres humains puissent commettre ça », « Que
mes parents aient vu ça, à une époque qui est la mienne. Ce n’est
pas les Huns, ce n’est pas Attila, c’est la semaine dernière »
; voilà de quelle manière apparaissent ce que j’appelle sa
naïveté et ses illusions.
Ces paroles montrent
qu’il pense que l’homme du passé était plus méchants
ou plus mauvais qu’aujourd’hui. Il est dans le mythe de l’homme
moderne, de l’homme nouveau, plus évolué, plus subtil, meilleur
qu’avant. Il voit le progrès comme un purificateur par
conséquent capable d’améliorer l’être humain, alors qu’il ne fait
que le recouvrir d’un vernis brillant. Celui qui connaît la nature
humaine fait siennes ces paroles de Schopenhauer : « La devise
générale de l’histoire devrait être : Eadem, sed aliter - les
mêmes choses, mais d’une autre manière. »
Pierre Desproges ne
pouvait pas ignorer que les pires despotes étaient généralement
arrivés au pouvoir après avoir clamé qu’ils allaient apporter au
peuple le bonheur, la justice, l’égalité, et la prospérité.
C’est même souvent à cela qu’il nous est possible de les deviner. Plus c’est
beau, plus belles et merveilleuses sont les paroles, et plus il y a
de souci à se faire. Ou pour le dire autrement : plus ça sent
mauvais, et plus on met de désodorisant.
Il n’était donc pas
conscient, à l’époque de cet entretien, que depuis longtemps déjà
le progrès devant faire naître l’homme et le monde nouveaux n’était
défendu que par de belles et merveilleuses paroles, et donc que les pulvérisations de
désodorisant étaient nombreuses.
Ceci mis à part, ce
livre est intéressant. Pierre Desproges, comme je l’ai montré,
surprend parfois en prenant le contre-pied des positions idéologiques de gauche.
À certains moments, on se dit qu’il va vers la facilité, pour constater à d’autres moments qu’il ne va pas du tout vers la facilité ; ce qui est rare chez un artiste plutôt de gauche. Il était moins bien-pensant et moraliste que la grande majorité des autres artistes, et plus humble aussi.
À certains moments, on se dit qu’il va vers la facilité, pour constater à d’autres moments qu’il ne va pas du tout vers la facilité ; ce qui est rare chez un artiste plutôt de gauche. Il était moins bien-pensant et moraliste que la grande majorité des autres artistes, et plus humble aussi.
Terminons avec un dernier
extrait :
« Y.R. et P.P. : La
haine du groupe, ça part de là [le service militaire] ?
P.D. : Non, ça s’est
confirmé, ça date de bien avant, quand on essayait de me faire
jouer au football […]. Ce n’était pas une haine du football,
c’était le groupe. Plusieurs personnes qui font les mêmes choses
ensemble… J’ai l’impression que quand le nombre d’individus
se multiplie, leurs intelligences se divisent proportionnellement.
C’est pour ça que je ne participe jamais à une manif. Même si on
manifestait pour la survie de mes enfants, je n’irai pas.
[…]
Y.R. et P.P. : Mais
tous les soirs, tu te retrouves face à un groupe…
P.D. : Face à un
groupe, ça j’adore être face à un groupe. (rires) C’est être
dans le groupe qui me gêne […] Ce n’est pas la même chose… Au
foot, j’aimerais bien être le ballon.
[…]
Y.R. et P.P. : Mais
quelquefois, pour faire avancer les choses, les gens ont été
obligés de se regrouper. « L’union fait la force, comme l’oignon
fait la soupe. »
P.D. : Si l’union
fait la force, la force n’a jamais fait l’intelligence.
Y.R. et P.P. : Tu ne
crois pas que parfois…
P.D. : Tu veux dire
que pour casser la gueule à un grand mec fort, on est mieux à
quatre que tout seul ? Oui, évidemment […] C’est sûr que si les
ouvriers des mines, à l’époque où les gosses de sept ans
travaillaient à ramasser les cailloux, ne s’étaient pas battus
avec des barres de fer contre les patrons […] Mais est-ce que c’est
important que les enfants ne travaillent pas dans les mines ? (rires)
Il y a quand même d’autres soucis à se faire ! »
Laurent Gané
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire