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jeudi 22 septembre 2011

Pierre DESPROGES : La seule certitude que j’ai, c’est d’être dans le doute

Ce petit livre est la transcription d’un entretien que Pierre Desproges accorda, chez lui, à Yves Riou et Philippe Pouchain, en décembre 1986.
Il est intéressant d’assister au cheminement de sa pensée pendant la conversation, contrairement à ses chroniques et à ses spectacles qui sont en quelque sorte la mise en forme abouti de sa pensée. De plus, on le sent à l’aise pour parler. C’est par conséquent davantage l’homme que l’artiste que l’on découvre dans ce livre, ce qui en fait tout l’intérêt.

On y retrouve son humour noir bien à lui, son intelligence, la pertinence et la subtilité de certaines de ses réflexions, sa franchise, mais aussi parfois, à l’inverse, sa naïveté, ses illusions, et aussi, par-ci par-là, sa bêtise.
Qu’on ne se méprenne pas sur mes propos, intellectuellement, comparé aux autres personnes appartenant au monde du spectacle, il est très nettement au-dessus de la mêlée, mais il n’y a pas que ça. J’y reviendrai.

On découvre qu’il nourrissait une aversion pour la compromission, dont il a la franchise de dire qu’elle est largement répandue dans le milieu du spectacle, où chacun est plus ou moins prêt à tout pour être mis en avant.
Il dit son admiration pour Brassens et pour le général de Gaulle, il parle de sa misanthropie, de sa méfiance envers la psychanalyse, de son antimilitarisme, de sa manière d’écrire, de la mort, et d’un certain nombre d’autres choses.
Ce qui ressort entre autres c’est, comme je l’ai dit, son intelligence – on n’a pas affaire à un Philippe Muray mais non plus à un idiot –, le recul qu’il s’efforce d’avoir sur lui-même, et le souci d’être, autant qu’il le peut, intellectuellement honnête.
On est aussi frappé par certaines de ses opinions, peu en accord avec l’idéologiquement correct actuel. Il aurait eu aujourd’hui, et peut-être a-t-il eu à l’époque, des problèmes avec quelques-uns de ses amis de gauche ; mais je pense qu’il en aurait eu beaucoup plus aujourd’hui. Par exemple : extrait :

« Y.R. et P.P. : On est au début de l’hiver : les Restos du cœur…
P.D. : Je vais vomir si vous continuez.
Y.R. et P.P. : Les émissions de télévision pour les causes humanitaires ?
P.D. : Il y a des artistes qu’on ne voit que grâce à ces émissions. On ne les invite pas, mais on ne peut pas les chasser. […] Attention, je ne trouve pas ce genre d’émissions scandaleuses parce que des artistes qu’on ne voit jamais chanter ailleurs y viennent. Ce qui est grave, scandaleux… Il y a un vieux proverbe chinois qui dit : « Pour rendre service à son prochain, il ne faut pas lui donner du poisson, il faut lui apprendre à pêcher. » Donner à bouffer aux nécessiteux pendant un mois et puis les laisser crever les onze autres mois de l’année… Bien sûr, c’est pas mal, moi aussi je fais de la charité. La différence fondamentale – c’est mon orgueil à moi –, c’est que j’aide des pauvres mais je n’en parle pas. Je ne montre pas le montant des chèques et je ne vous dirai pas à qui je les adresse. Mais cette exhibition larmoyante et, en plus, tous ces gens qui sont anticléricaux et qui reprennent le message de François d’assise sans bien l’avoir compris, c’est bizarre. »

« Y.R. et P.P. : Comment as-tu vécu la période féministe de la fin des années 70 ?
P.D. : J’ai vécu à côté…
Y.R. et P.P. : T’es-tu senti « menacé » comme beaucoup d’hommes à l’époque ?
P.D. : Non, parce que je n’ai jamais pensé passer un moment amoureux avec une femme du MLF, donc je ne me suis pas senti brimé. Il suffisait de les voir défiler pour ne pas avoir envie de les sauter.
Y.R. et P.P. : Il y en avait des pas mal quand même…
P.D. : Oui, des gouines ! (rires) Là, je suis de mauvaise foi… Mais il y a un peu de vrai quand même. De vraies féministes, il n’y en a pas plus chez les femmes que chez les hommes. Il y a une chose dont je suis certaine (lapsus), c’est qu’il y a autant de misogynes femmes qu’hommes. Les femmes qui servent debout la soupe aux mecs assis, ça existe encore et c’est souvent la volonté des femmes… Ce n’est pas qu’un truc de mec, la misogynie. Il y a des femmes qui s’en portent bien et qui le revendiquent. »

« P.D. : Je ne vote pas… Je trouve que c’est un devoir civique de ne pas voter… Enfin, quand on a les choix qu’on a actuellement. Si vous pouvez me dire comment on distingue Mitterrand de Giscard ou de Chirac, si vous avez un détail qui les sépare l’un de l’autre, que vous arrivez à me convaincre que ce n’est pas tout à fait les mêmes gens… »

« Y.R. et P.P. : L’intégrisme religieux ?
P.D. : Oh ! là là. Ça me fait très peur. (silence) Déjà la CGT qui manifeste dans la rue, j’ai peur, alors tu penses, les mollahs ! »

Quant à sa part de bêtise, en contrepoint de sa pertinence et de sa subtilité, elle s’exprime notamment lorsqu’il dit : « Je pense que l’intelligence est une qualité de gauche. »
Pour dire une idiotie de cette taille, pas de doute, il faut être au moins en partie un idéaliste de gauche.
Et lorsqu’il dit :

« P.D. : Je suis né en 1939. Je n’ai pas de souvenir de mes cinq ans ou de mes six ans, mais savoir que je suis né à cette époque-là, qu’il s’est passé ce qui s’est passé vis-à-vis des Juifs, c’est un truc que je n’ai toujours pas compris, au sens fort, comme je ne comprends pas Dieu.
Y.R. et P.P. : Tu ne comprends pas l’antisémitisme ?
P.D. : Si, l’antisémitisme je le comprends très bien, toutes les formes de racisme, je les comprends. Mais que des gens, des administrateurs justement, aient envoyé des gens par paquets de mille se faire occire au nom du racisme, c’est un truc, je ne comprends pas… Que mes parents, par exemple, aient vu ça, à une époque qui est la mienne. Ce n’est pas les Huns, ce n’est pas Attila, c’est la semaine dernière. [...] C’est quelque chose que je ne peux pas comprendre. […] Je trouve ça fabuleusement inimaginable que des êtres humains puissent commettre ça… »

« Je trouve ça inimaginable que des êtres humains puissent commettre ça », « Que mes parents aient vu ça, à une époque qui est la mienne. Ce n’est pas les Huns, ce n’est pas Attila, c’est la semaine dernière » ; voilà de quelle manière apparaissent ce que j’appelle sa naïveté et ses illusions.
Ces paroles montrent qu’il pense que l’homme du passé était plus méchants ou plus mauvais qu’aujourd’hui. Il est dans le mythe de l’homme moderne, de l’homme nouveau, plus évolué, plus subtil, meilleur qu’avant. Il voit le progrès comme un purificateur par conséquent capable d’améliorer l’être humain, alors qu’il ne fait que le recouvrir d’un vernis brillant. Celui qui connaît la nature humaine fait siennes ces paroles de Schopenhauer : « La devise générale de l’histoire devrait être : Eadem, sed aliter - les mêmes choses, mais d’une autre manière. »
Pierre Desproges ne pouvait pas ignorer que les pires despotes étaient généralement arrivés au pouvoir après avoir clamé qu’ils allaient apporter au peuple le bonheur, la justice, l’égalité, et la prospérité. C’est même souvent à cela qu’il nous est possible de les deviner. Plus c’est beau, plus belles et merveilleuses sont les paroles, et plus il y a de souci à se faire. Ou pour le dire autrement : plus ça sent mauvais, et plus on met de désodorisant.
Il n’était donc pas conscient, à l’époque de cet entretien, que depuis longtemps déjà le progrès devant faire naître l’homme et le monde nouveaux n’était défendu que par de belles et merveilleuses paroles, et donc que les pulvérisations de désodorisant étaient nombreuses.

Ceci mis à part, ce livre est intéressant. Pierre Desproges, comme je l’ai montré, surprend parfois en prenant le contre-pied des positions idéologiques de gauche.
À certains moments, on se dit qu’il va vers la facilité, pour constater à d’autres moments qu’il ne va pas du tout vers la facilité ; ce qui est rare chez un artiste plutôt de gauche. Il était moins bien-pensant et moraliste que la grande majorité des autres artistes, et plus humble aussi.
Terminons avec un dernier extrait :

« Y.R. et P.P. : La haine du groupe, ça part de là [le service militaire] ?
P.D. : Non, ça s’est confirmé, ça date de bien avant, quand on essayait de me faire jouer au football […]. Ce n’était pas une haine du football, c’était le groupe. Plusieurs personnes qui font les mêmes choses ensemble… J’ai l’impression que quand le nombre d’individus se multiplie, leurs intelligences se divisent proportionnellement. C’est pour ça que je ne participe jamais à une manif. Même si on manifestait pour la survie de mes enfants, je n’irai pas.
[…]
Y.R. et P.P. : Mais tous les soirs, tu te retrouves face à un groupe…
P.D. : Face à un groupe, ça j’adore être face à un groupe. (rires) C’est être dans le groupe qui me gêne […] Ce n’est pas la même chose… Au foot, j’aimerais bien être le ballon.
[…]
Y.R. et P.P. : Mais quelquefois, pour faire avancer les choses, les gens ont été obligés de se regrouper. « L’union fait la force, comme l’oignon fait la soupe. »
P.D. : Si l’union fait la force, la force n’a jamais fait l’intelligence.
Y.R. et P.P. : Tu ne crois pas que parfois…
P.D. : Tu veux dire que pour casser la gueule à un grand mec fort, on est mieux à quatre que tout seul ? Oui, évidemment […] C’est sûr que si les ouvriers des mines, à l’époque où les gosses de sept ans travaillaient à ramasser les cailloux, ne s’étaient pas battus avec des barres de fer contre les patrons […] Mais est-ce que c’est important que les enfants ne travaillent pas dans les mines ? (rires) Il y a quand même d’autres soucis à se faire ! »


Laurent Gané

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