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mardi 22 novembre 2011

Charles BUKOWSKI critique la littérature en repensant à ses premières lectures

J’étais jeune, affamé, ivrogne, essayant d’être un écrivain. J’ai passé le plus clair de mon temps à lire Downtown à la Bibliothèque de Los Angeles et rien de ce que je lisais n’avait de rapport avec moi ou avec les rues ou les gens autour de moi. C’était comme si tout le monde jouait aux charades et que ceux qui n’avaient rien à dire étaient reconnus comme de grands écrivains. Leurs écrits étaient un mélange de subtilité, d’adresse et de convenance, qui étaient lus, enseignés, digérés et transmis. C’était une machination, une habile et prudente « culture mondiale ». Il fallait retourner aux écrivains russes d’avant la Révolution pour trouver un peu de hasard, un peu de passion. Il y avait quelques exceptions, mais si peu que les lire était vite fait et vous laissait affamé devant des rangées et des rangées de livres ennuyeux. Avec le charme des siècles à redécouvrir, les modernes n’étaient pas très bons. Je tirais livre après livre des étagères. Pourquoi est-ce que personne ne disait rien ? Pourquoi est-ce que personne ne criait ? J’essayais d’autres salles de la Bibliothèque. La section « religion » n’était qu’un vaste marécage pour moi. Au rayon « philosophie » je trouvai un ou deux Allemands amers qui me remontèrent le moral et ce fut terminé. J’essayai les mathématiques, mais les mathématiques supérieures étaient comme la religion : cela me passait à côté. Ce dont j’avais besoin n’était nulle part. J’essayai la géologie, domaine que je trouvai curieux, mais finalement pas nourrissant. J’ai trouvé des livres de chirurgie, j’aimais les livres de chirurgie, les mots étaient nouveaux et les illustrations merveilleuses. J’ai particulièrement aimé et je me souviens des opérations du mésocôlon. Je laissai tomber la chirurgie et retournai vers la grande salle avec les romanciers et les écrivains de nouvelles. Quand j’avais assez de vin je n’allais jamais à la Bibliothèque. Une Bibliothèque est un endroit merveilleux quand on n’a rien à boire ou à manger et quand la propriétaire vous cherche et demande ses arriérés – et à la bibliothèque au moins on peut utiliser les toilettes. J’ai vu un certain nombre de clochards traîner là, tous endormis sur leur tas de livres. J’ai continué de marcher autour de la grande salle, tirant les livres des étagères, lisant quelques lignes, quelques pages et les reposant. Un jour j’ai sorti un livre, je l’ai ouvert et c’était ça. Je restai planté un moment, lisant et comme un homme qui a trouvé de l’or à la décharge publique. J’ai posé le livre sur la table, les phrases filaient facilement à travers les pages comme un courant. Chaque ligne avait sa propre énergie et était suivie d’une semblable et la vraie substance de chaque ligne donnait sa forme à la page, une sensation de quelque chose sculptée dans le texte. Voilà enfin un homme qui n’avait pas peur de l’émotion. L’humour et la douleur mélangés avec une superbe simplicité. Le début du livre était un gigantesque miracle pour moi. J’avais une carte de la Bibliothèque. Je sortis le livre et l’emportai dans ma chambre. Je me couchai sur mon lit et le lus. Et je compris bien avant de le terminer qu’il y avait là un homme qui avait changé l’écriture.
Le livre était Ask the Dust et l’auteur, John Fante. Il allait toute ma vie m’influencer dans mon travail. Je terminai Ask the Dust et cherchai d’autres Fante à la Bibliothèque. J’en trouvai, Dago Red et Bandini. Ils étaient du même calibre, écrits avec les tripes et le cœur. Oui, Fante a eu un énorme effet sur moi. Peu de temps après avoir lu ses livres, j’ai commencé à vivre avec une femme, elle était une plus grande ivrogne que moi, nous avions de grandes bagarres ; souvent je lui criais : « Je ne m’appelle pas Fils de Pute, je m’appelle Bandini, Arturo Bandini. » […]

Charles Bukowski
5 juin 1979


Extrait de la préface de Demande à la poussière, de John Fante.

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