Dans ce livre paru en 1947 au Mercure de France, on trouve des aphorismes sur l’amour, des notes retrouvées par Léautaud dans ses vieux papiers, écrites entre 1927 et 1934, d’autres parues dans des journaux et des revues, entre 1931 et 1938, et de petits écrits ironiques, en réponse aux « bons esprits » scandalisés par les propos de Léautaud dans sa Gazette du Mercure de France.
Paul Léautaud possède des qualités que l’on trouve rarement réunies chez quelqu’un : intelligence, lucidité, grande liberté d’esprit et de ton, et mépris, sous toutes leurs formes, pour l’hypocrisie, la prétention, et la bêtise.
Paul Léautaud possède des qualités que l’on trouve rarement réunies chez quelqu’un : intelligence, lucidité, grande liberté d’esprit et de ton, et mépris, sous toutes leurs formes, pour l’hypocrisie, la prétention, et la bêtise.
Pour le lecteur exigeant
d’aujourd’hui, Paul Léautaud est donc un écrivain fort
intéressant. Avec lui, il se retrouve débarrassé de la doxa,
c’est-à-dire du positivisme «
sympa » permanent parce
qu’il FAUT être positif, de l’ouverture béate permanente parce
qu’il FAUT être ouvert, de l’obligation d’aimer la modernité,
la nouveauté, l’innovation, parce qu’il FAUT aller de l’avant.
Il est en somme libéré de ce qui est fait en réalité pour
l’empêcher de réfléchir, de critiquer et de juger par lui-même.
Avec Léautaud, on va de
l’avant, on est positif, et on est ouvert, si on en a envie, si on
estime par soi-même que cela en vaut la peine.
On comprendra par conséquent que
trouver un écrivain comme lui de nos jours est pour ainsi dire
impossible, ce qui en fait sa valeur.
Pour
autant, ses qualités n’en font évidemment pas quelqu’un ne se trompant
jamais, ou avec qui on est toujours d’accord, loin de là, mais on sait ne pas avoir affaire à un
illusionniste, un endormi ou un hypnotisé, ce qui est rare.
Et puis sa manière
directe de dire ce qu’il pense, sa liberté d’esprit, sa
personnalité très indépendante, ne doivent pas ipso facto être
considérés comme des qualités. Sans intelligence, tout cela ne
vaut pas tripette. Il y a par exemple des gens qui en disant
franchement ce qu’ils pensent révèlent surtout leur manque
d’intelligence.
Avec Léautaud,
l’intelligence étant généralement au rendez-vous, elle affûte
sa franchise quand un manque d’intelligence l’aurait alourdi.
Dans ce livre, on relève
parfois des erreurs de syntaxe ; ceci ne voulant pas dire que
Léautaud connaissait mal la langue française, mais il se défendait
– attitude selon moi discutable – de ne pas corriger ce qu’il
écrivait par souci d’authenticité, ce qui du coup, lorsqu’on le
sait, révèle justement son excellente connaissance de la langue,
car écrire comme il écrivait sans se corriger n’est pas donné à
tout le monde.
Sa critique du
patriotisme l’a rendu sympathique auprès de certaines personnes de gauche,
mais à partir de là, en déduire qu’il aurait aimé ces histoires
de « village global », de « nous sommes tous égaux et citoyens du
monde », de « les frontières c’est la haine de l’autre »,
révélerait qu’on l’a très mal compris. Ce genre de niaiseries
et de prétentions lui auraient à coup sûr fortement déplu.
Certains ont d’ailleurs voulu voir en lui un anarchiste, ce dont il
se défendait en préférant se définir comme un individualiste. Et là encore, l’individualisme dont il parle n’a rien à voir avec l’individualisme provoqué par la société de consommation, qu’il aurait évidemment trouvé répugnant.
Lorsqu’on fréquente un peu Léautaud, on se dit que certaines de ses positions ne peuvent que plaire à l’ordre moral actuel, mais que d’autres, bien plus souvent, ne peuvent que faire tomber sur lui toutes les foudres du même ordre moral.
D’ailleurs, on tombe
parfois sur quelques « beaux esprits » du moment qui se croient
obligés, du haut de leur « pureté » et de leur « intelligence »,
d’expurger par l’indignation et la condamnation certains des
propos de Léautaud.
C’est en lisant les
bons auteurs du passé que l’on se rend compte que désigner notre
époque comme celle de la liberté d’expression est un grossier mensonge.
Il y a les bons et les
très bons écrivains – à peu près dans tous les genres et tous
les styles –, et au-dessus : les grands écrivains, les écrivains
les plus importants, parmi lesquels certains se distinguent. Celui
faisant partie de ce dernier cas peut en gros être défini comme
quelqu’un possédant d’abord une personnalité et un esprit
particuliers, capables d’allier d’une manière singulière le
fond et la forme, c’est-à-dire quelqu’un possédant pour la
forme une talentueuse capacité d’expression écrite, et pour le fond une intelligence, une profondeur de vue, et un recul sur lui hors du commun, une aversion pour le beau mensonge, la belle illusion, la flatterie des vanités, et donc un goût prononcé pour ce qui exprime la vérité, pour ce qui montre ou révèle la réalité.
Paul Léautaud se
distingue du lot parmi les écrivains les plus importants.
Pour terminer, voici quelques extraits de Propos d’un
jour.
Ce n’est pas tout à
fait de la littérature, c’est un peu de l’anthropologie, pour ne
pas dire, parfois, de la zoologie.
« L’amour,
c’est le physique, c’est l’attrait charnel, c’est le plaisir
reçu et donné, c’est la jouissance réciproque, c’est la
réunion de deux êtres sexuellement faits l’un pour l’autre. Le
reste, les hyperboles, les soupirs, les « élans de l’âme » sont
des plaisanteries, des propos pour les niais, des rêveries de beaux
esprits impuissants. […] L’amour, c’est le physique. Et La
Rochefoucauld l’a oublié : l’amour est encore une forme de
l’intérêt. Ce qu’on aime dans un autre, c’est soi, c’est
son plaisir, c’est le plaisir qu’on lui donne et qui est encore
une forme du nôtre. »
« L’avantage
du matérialiste en amour, c’est de ne pas donner dans la «
cristallisation » et parer celle qu’il aime, sous l’influence de
sa passion, de mérites et qualités qu’elle n’a pas. Son
jugement reste entier. Il la voit telle qu’elle est. S’il lui
vient des déceptions, elles ne seront pas de cet ordre. »
« Ce n’est pas
le bonheur avec les femmes qui apprend à les connaître, ce sont les
mécomptes. »
« A vingt ans,
on aime par instinct, sous l’influence du besoin, du désir sexuel.
Plus tard, nous est révélée la jouissance de la grâce d’un
corps, de la forme, de l’expression d’un visage, du prix d’un
regard, du ton, des nuances d’une voix. Quelque chose de spirituel
vient s’ajouter au plaisir physique, en doubler, en rehausser
l’attrait. »
« C’est un
spectacle qui porte à rire – pour ne pas en pleurer, – que celui
de cet État, où le même homme politique, avocat borné et têtu,
après avoir fait le malheur de son pays et l’avoir mené presque à
la ruine, se trouve chargé de le relever, tout en le conduisant de
nouveau, par son étroitesse d’esprit et son entêtement, à une
autre aventure analogue à la première.
Un homme qui n’a
retiré aucune expérience des faits, à qui les faits n’ont rien
appris, fermé à tout ce qui n’est pas son « dossier », les
fluctuations des circonstances, les faits nouveaux sans effet sur
lui, et qui recommence ce qui a eu les suites les plus fâcheuses,
cet homme a un nom en trois lettres. […] »
« J’ai mis
dans Passe-Temps un chapitre de « Mots, Propos et Anecdotes ». On
s’est étonné d’y voir figurer beaucoup de reparties et de
traits de moi-même, ajoutant que ce « narcissisme » gêne.
(Remarque d’Edmond Jaloux dans son feuilleton des Nouvelles
littéraires.) Ma réponse est bien simple : j’ai rencontré si peu
d’esprit autour de moi qu’il a bien fallu que j’utilise le
mien. »
« Arsène
Guillot. – Il est bien inutile d’écrire des livres quand on peut
dire autant dans une note de quelques lignes. Au lecteur dont le
cerveau fonctionne à mettre autour les parures du développement. »
« Je me suis mis
à parcourir, par hasard, le dernier numéro de la Revue européenne
(1er janvier).
Un fragment de roman
de Marc Chadourne, un fragment de roman d’Emmanuel Bove, un article
de Waldo Franck : Création d’un peuple, une nouvelle d’Ernest
Hemingway : Je vous salue Marie, un article de critique d’André
Germain. Pas une page lisible dans tout cela. Pesant, long, terne,
commun. Tous ces gens manquent de vivacité. »
« Projet d’un
système d’éducation intermédiaire entre l’école communale et
l’entrée à la caserne. Le dressage des jeunes citoyens sortis de
l’école communale peut perdre son effet, il faut parer à cela.
Pas de personnalités. Pas d’originalité. Pas de gens au mauvais
esprit qui tranchent sur la masse, qui se refusent et restent à
part. Nous sommes en démocratie ou nous ne le sommes pas. De bons
niais crédules à tout, soumis à tout, souscrivant à tout.
Projet de donner le
droit de vote aux veuves des soldats morts à la guerre, comme aux
femmes mères de six enfants. Il est bien évident que cette qualité
de veuves de « héros », comme le fait d’avoir accouché six
fois, confèrent ipso facto la capacité politique, législative,
économique, etc. Au moins égale à celle dont disposent les
alcooliques, les fous en liberté, les dégénérés mentaux ou
physiques, qui votent, eux aussi. »
« Les hideuses
façades qu’on voit se généraliser aux magasins, et l’art
nouveau ayant fait place à un art plus laid encore, – ce qui peut
s’appliquer aux mobiliers nouveaux qu’on crée à présent.
Ce qu’on peut juger
que sera un jour Paris aux constructions carrées, massives et toutes
pareilles qu’on voit s’élever de plus en plus.
Dans les rues, sur
vingt passants, dix étrangers, et pas de la meilleure provenance.
Dans le commerce,
autant de boutiques, autant de cavernes.
Sur dix boutiques,
sept mastroquets.
Paris transformé le
soir, avec les annonces lumineuses, en véritable fête foraine.
Tout ce qu’on mange
ou boit, stérilisé, pasteurisé, conservé, frigorifié, fabriqué,
dénaturé.
Sur tout ce qu’on
achète, sur 100 francs de marchandise, 20 francs pour le prix de
revient, vingt francs pour le bénéfice, 60 francs pour le vol.
Un régime qui tend de
plus en plus à faire faire par les gens qui travaillent des rentes
aux gens qui ne font rien. »
« L’instruction
gratuite et obligatoire. Pour mieux former des citoyens modèles,
bien soumis aux règles du régime et bien crédules aux bourdes
qu’on leur sert. Le bon sens détruit, remplacé par la prétention.
Ânes à diplômes qui n’en restent pas moins des ânes, rien ne
remplaçant l’intelligence et la curiosité d’esprit natives.
Disparition de
l’esprit de fronde, de l’esprit satirique. Le gavroche loustic
qui dégonflait les baudruches sociales d’un lazzi, n’existe
plus. »
« Même appréciation
pour ces jeunes gens, si grossiers de propos et de façons, pour ces
gamines, si prétentieuses, que je vois chaque jour dans le train,
munis de manuels et de cahiers d’études, qui peuplent les
Facultés. De futurs déclassés qui, je l’espère bien, végéteront
et expieront leur fétichisme des diplômes, qui ne leur auront rien
conféré de plus qu’un petit savoir appris momentanément.
Un bon artisan,
auprès de tous ces sots vaniteux, quel personnage sympathique ! »
« Avoir de
l’esprit. Plaire aux femmes. Rien qui s’oppose davantage. »
« […] dans le
domaine des choses de l’esprit, nous n’avons aujourd’hui que
des auteurs et des œuvres remarquables. Ce manque de différenciation
dans les valeurs, cette égalité dans le dithyrambe, cette mise de
tout sur le même plan, pas de meilleure preuve du manque de culture
et du manque de goût de notre époque. Quand on ne connaît rien, on
trouve tout admirable. »
« Dans une
maison que je fréquente, sur le même palier, une locataire, sur sa
porte, parlait avec une visiteuse. On entendait chez elle l’odieux
vacarme de la T. S. F.
La visiteuse. – Ah !
vous avez la T. S. F.
La locataire. – Oui.
Cela change les idées.
Je me suis retenu de
lui demander : « Quelles idées ? » »
« J’en ai fait
convenir M. Michaut, professeur à la Sorbonne : les professeurs sont
faits pour les gens qui n’apprendraient rien tout seuls. Le savoir
qui compte est celui qu’on se donne soi-même, par curiosité
naturelle, passion de savoir. »
« On a un autre
esprit, selon le quartier qu’on habite, le logement qu’on a, les
vêtements qu’on porte, la maîtresse dont on dispose, l’argent
qu’on a dans sa poche. Je dis cela pour les gens sans
personnalité. »
« Il vaut mieux
être un écrivain d’amusement, de plaisir, de traits de mœurs,
d’aperçus critiques, de remarques, d’observations sur la vie
quotidienne, de réflexions morales (ou immorales), de propos ou
tableaux galants, de mots spirituels, qu’un écrivain qui singe la
profondeur (S), ou qui est obscur et difficile par son vocabulaire et
sa syntaxe, obscurité et difficulté voulues ou venant de son
impuissance à être clair et naturel (V). Je ne parle pas des
faiseurs de romans qui ne reculent pas à reprendre les situations et
les motifs les plus éculés, et qui, même nantis d’une certaine
notoriété, sont destinés à compter pour zéro dans la littérature
de leur époque (A à Z). »
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