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vendredi 30 décembre 2011

Anton TCHEKHOV : Le Duel et autres nouvelles (Lueurs, Une banale histoire, Ma vie, La Fiancée)

J’ai trouvé ce livre sur un trottoir – en allant faire des courses dans un supermarché non loin de chez moi –, en fin d’après-midi, dans un carton rempli de livres, au milieu d’un tas d’objets encombrants attendant d’être enlevés par la ville, et parmi d’autres personnes cherchant comme moi quelque objet pouvant les intéresser. Le livre était neuf ; depuis il l’est beaucoup moins, à cause d’une forte pluie qui m’a trempé les pieds, ainsi que le livre qui se trouvait dans une poche en haut de mon sac à dos qui dépassait du parapluie premier prix qui faisait ce qu’il pouvait, et sous lequel en plus je n’étais pas seul.
Cinq nouvelles donc, qui depuis ont séché.
Leur auteur, Anton Tchekhov, fut élevé dans la Russie du XIXe siècle, et dans une grande pauvreté, par un père violent et d’une religiosité rigide et tyrannique. Il fut médecin de profession, et commença par écrire pour des journaux et des revues humoristiques.
Il s’agit de ma première lecture d’un livre de cet écrivain qui m’a impressionné par son talent et la manière dont il l’emploie.


Chez Anton Tchekhov, l’écriture est classique, rigoureuse, et simple à la fois, sans lourdeur ; une écriture sans grumeaux, épurée, et pourtant précise, exacte, qui entre dans le détail, ou, pour le dire dans l’autre sens : Tchekhov parvient à détailler, à fignoler, sans engraisser son texte. On est face à quelque chose de riche et de léger en même temps, de fluide.
Ceci est dû, à mon avis, au fait que Tchekhov cherchait avant tout à servir son histoire, c’est-à-dire à ne pas être dans l’effet, la posture, la sensiblerie.
Généralement, on sent lorsqu’un auteur prend la pose au travers de ce qu’il écrit, lorsqu’il utilise un personnage tout brillant d’une belle morale pour se mettre en valeur, lorsqu’il se flatte d’aller dans le sens de l’idéologie vertueuse à la mode pour être bien vu.
Dans ces cinq nouvelles, Tchekhov ressemble davantage à un témoin neutre doté d’un grand sens de l’observation, qu’à un écrivain s’employant à jouir de son talent. Il donne l’impression d’être un enquêteur cherchant, pour mieux comprendre l’affaire sur laquelle il travaille, à contenir son jugement.
J’oserai dire, d’une manière volontairement exagérée et provoquante, afin de mieux faire comprendre mon sentiment, que l’on n’est pas en présence d’une œuvre littéraire, mais d’une sorte de compte rendu administratif auquel on aurait ajouté une grande dose de talent artistique, d’intelligence, et de perspicacité. Résultat ? Pas de lourdeur, mais de l’épaisseur.
On se dit être face à un texte sobre, mais de cette sobriété dont peu de gens sont capables. Sobriété pouvant presque avoir quelque chose de froid au premier abord, alors que cette impression semble plutôt provoquée par une tension retenue provoquée elle-même par une sorte de pessimisme neutre qui parcourt le livre et dont le fait de nous demander où il va nous mener capture notre attention.
Et puis Tchekhov n’a pas son pareil pour décrire l’état d’esprit d’un personnage et l’évolution de cet état d’esprit en fonction de l’évolution de la situation, et pour montrer parfois comment ce personnage finit par penser le contraire de ce qu’il pensait au départ. Les personnalités – avec leurs paradoxes –, les tempéraments, les réactions des personnages selon les circonstances, tout cela paraît si réaliste que Tchekhov à dû chercher, je pense, à s’inspirer le plus précisément possible des gens qu’il rencontrait et des situations dans lesquelles il sest trouvé.

Je viens de lire, au début de la préface, ce que Tchekhov répondit à son ami, l’éditeur Souvorine, à qui il avait envoyé sa nouvelle intitulée Lueurs, et qui lui avait reproché d’y poser la question du pessimisme sans y répondre. Tchekhov, pour sa défense, lui expliqua comment il concevait son travail d’écrivain. Cela corrobore mes propos sur son style et montre donc qu’il a atteint le but qu’il s’était fixé :

« Il me semble que ce ne sont pas les écrivains qui doivent résoudre des questions telles que Dieu, le pessimisme, etc. L’affaire de l’écrivain est seulement de représenter les gens qui parlent de Dieu et du pessimisme ou qui y pensent, de quelles façons et dans quelles circonstances ils le font. L’artiste ne doit pas être le juge de ses personnages et de ce qu’ils disent, mais seulement le témoin impartial. J’ai entendu, entre deux Russes, une conversation sans suite et ne résolvant pas la question du pessimisme, et je dois reproduire cette conversation exactement comme je l’ai entendue. Les jurés, c’est-à-dire les lecteurs, décideront. Mon rôle est seulement d’avoir du talent, c’est-à-dire de savoir distinguer les indices importants de ceux qui sont insignifiants, de savoir mettre en lumière des personnages, parler leur langue. »

Les personnages principaux appartiennent à une classe plutôt élevée de la société russe.
Il y a beaucoup de dialogues, surtout dans Le Duel et Lueurs, mettant généralement en scène des individus aux capacités intellectuelles et de raisonnement d’un niveau semblant avoir aussi sûrement disparu de la surface de la terre que les dinosaures. Par comparaison, notre époque apparaît intellectuellement d’une incroyable médiocrité. Si à la fin du XIXe siècle il était possible de rencontrer ce type de personnes, cela laisse rêveur.
Aujourd’hui, un écrivain qui planterait de tels individus dans ses livres serait considéré comme un auteur adepte des histoires fantastiques et certainement pas, à la différence de Tchekhov, comme un témoin de son temps.

Cela m’amène à dire que ces cinq nouvelles sont pour nous des fenêtres sur les moeurs de cette partie du monde au XIXe siècle, par lesquelles on peut entre autres constater quelle influence avait la religion sur la société.
Les personnages principaux ont une certaine hauteur de vue, et un sens du devoir propre à l’époque, généralement accompagné d’une certaine modestie résultant de la conscience qu’ils ont de la faiblesse inhérente à la condition humaine. Le réalisme étant toujours de mise, la bêtise, la vanité et la fatuité, font également partie du tableau.

Dans Le Duel, le zoologue von Koren, au fort caractère, imprégné de morale, intransigeant, défendant la civilisation qui n’avait pu s’édifier qu’en mettant en avant les individus méritant de l’être, et considérant que la remise en question de ce principe ne pouvait conduire qu’à la dégénérescence, est opposé au jeune Ivan Laïevski, tourmenté, nonchalant, qui reproche à la civilisation d’avoir défiguré la nature profonde de l’homme, et qui – selon von Koren –, aidé par son charme et ses facilités intellectuelles, nuit à la société en pervertissant et en tirant les gens vers le bas.
On ne peut s’empêcher de penser à notre époque en lisant cette histoire, qui en tirage vers le bas ne s’en laisse pas conter, et songer que si tous ceux qui nous tirent vers ce bas étaient des Laïevski, nous pourrions nous estimer chanceux.
Tchekhov, toujours davantage dans son rôle de témoin que de juge, ne prend pas parti pour l’un ou pour l’autre. Les deux personnages sont présentés comme des individus d’une grande intelligence dont les opinions contraires et confrontées offrent un éclairage subtil et franc sur les choses de ce monde, le bénéficiaire de cet éclairage étant le lecteur.
Ce qui est intéressant également dans cette histoire, c’est que les propos tenus, souvent, ne respectent pas notre politiquement correct (on constate la même chose dans les histoires suivantes). Sur certains sujets, la pensée est bien plus libre que la nôtre. Une belle morale finit par clore cette nouvelle, belle ne voulant pas dire niaise ou gentillette.

« Laïevski est incontestablement un être nuisible et aussi dangereux pour la société que le microbe du choléra, poursuivit von Koren. Le noyer est une bonne action.
Cela ne te fait pas honneur de parler ainsi de ton prochain. Dis-moi, pourquoi le hais-tu ?
Ne dis pas de sottises, docteur. Haïr et mépriser un microbe, c’est bête, mais considérer à tout prix, sans discrimination, le premier venu comme son prochain, c’est, je m’en excuse, ne pas raisonner, refuser d’être équitable, bref s’en laver les mains. Je tiens ton Laïevski pour une fripouille, je ne le cache pas, et je me comporte avec lui comme une fripouille, en toute conscience. Toi, tu le considères comme ton prochain, eh bien, embrasse-le ; tu le considères comme ton prochain, ce qui signifie que tu te comportes envers lui comme envers le diacre et envers moi, autrement dit comme envers des zéros. Tu nourris la même indifférence pour tout le monde. »

Lors d’un pique-nique en pleine nature :

« Monsieur Laïevski, décrivez-nous ce site ! fit Mme Bitiougova d’une voix pleurarde.
A quoi bon ? demanda Laïevski. L’impression reçue vaut mieux que toute description. La richesse de couleurs et de sons que la nature offre à chacun par le moyen des sensations, les écrivains la restituent en images laides, méconnaissables.
Est-ce bien sûr ? demanda froidement von Koren qui avait choisi la plus grosse pierre au bord de l’eau et tentait de s’y hisser. Est-ce bien sûr ! répéta-t-il en regardant Laïevski dans le blanc des yeux. Et Roméo et Juliette ? Et, par exemple, la nuit d’Ukraine de Pouchkine ? La nature devrait venir s’agenouiller devant de telles œuvres !
Peut-être…, convint Laïevski, qui se sentait trop paresseux pour réfléchir et répondre. D’ailleurs ajouta-t-il, qu’est-ce que Roméo et Juliette, en réalité ? Le beau, le poétique amour, ce sont les roses sous lesquelles on veut cacher la pourriture. Roméo est un animal comme tous les autres. »

Dans la nouvelle Ma vie, un jeune homme d’origine noble décide d’avoir une vie de travailleur manuel, davantage par goût que par révolte hippie avant l’heure, tandis que son père attend de lui qu’il exerçât une profession à la hauteur de son rang, et se trouve donc humilié par le choix de son fils.
Ce qui est intéressant dans cette histoire, c’est que le père, ne pensant qu’à la noblesse de son nom qu’il considère souillée par son fils, même si on comprend son point de vue, n’a en réalité de noble que son nom justement, et pas sa personnalité, qui se révèle être celle d’un homme boursouflé de prétention, obtus, despotique, cruel, violent, et nuisible. Le plus noble des deux, malgré ses erreurs, ses illusions et ses échecs, c’est le fils.
Cette histoire n’est pas une attaque puérile de la noblesse sous-tendue par une idéalisation non moins puérile du peuple, mais une critique d’un certain type de nobles, et plus largement d’un certain type d’individus que l’on peut trouver dans tous les milieux de la société. C’est ce qui est agréable avec Tchekhov : son regard est pertinent.
Et puis il ne faut tout simplement pas oublier que le père du personnage principal, noble donc,  paraît sur beaucoup de points ressembler au père de Tchekhov, qui était fils d’un serf ayant acheté son affranchissement, et pauvre.

Dans la nouvelle Une banale histoire nous sont livrées les pensées d’un « professeur émérite », « richement doué », talentueux, décoré, connu de tous et reconnu par les plus illustres savants de son temps. Tchekhov lui fait raconter la fin de sa vie, le fait parler de la mort qu’il sent venir, annoncée entre autres par le déclin de sa santé mais pas de sa lucidité, ce qui rend cette histoire très intéressante. La bêtise, la vanité, et la fatuité, sont elles aussi, parfois avec un humour savoureux, présentes dans cette nouvelle.

« Fussiez-vous cent fois gentleman et conseiller secret, si vous avez une fille, vous n’êtes pas à l’abri de cet esprit petit-bourgeois qu’introduisent fréquemment dans votre maison et votre humeur la cour qu’on lui fait, les demandes, le mariage. Moi, par exemple, je ne puis me faire à l’expression de triomphe qu’arbore ma femme chaque fois que Gnäcker se trouve chez nous, ni non plus à ces bouteilles de château-lafite, de porto, de xérès que l’on ne met sur la table qu’à son intention, pour qu’il se convainque de visu du large, du luxueux train de vie que nous menons. Je ne digère pas non plus le rire saccadé que Lisa a appris au Conservatoire et sa façon de battre des cils quand il y a des hommes chez nous. Et surtout je ne peux comprendre pour quelle raison je vois chaque jour déjeuner à ma table un individu entièrement étranger à mes habitudes, à ma science, à tout mon genre de vie, entièrement différent des êtres que j’aime. Ma femme et les domestiques chuchotent en secret que c’est un « fiancé », je ne puis néanmoins comprendre sa présence ; elle éveille en moi la même perplexité que si un Zoulou s’asseyait à ma table. Et il me paraît aussi étrange que ma fille, que je suis habitué à regarder comme une enfant, puisse aimer cette cravate, ces yeux, ces joues flasques…
Autrefois j’aimais le déjeuner, ou j’y étais indifférent, maintenant il n’éveille en moi qu’ennui ou irritation. Du jour où j’ai eu droit au titre d’Excellence et que j’ai fréquenté les doyens de faculté, ma famille a jugé indispensable, pour je ne sais quelle raison, de modifier radicalement le menu et les usages du repas. Au lieu des plats simples auxquels j’étais habitué quand j’étais étudiant et médecin, on me fait manger maintenant des potages où flotte un vague tapioca blanc, et des rognons au madère. Mon rang de général et la notoriété m’ont privé à jamais de la soupe aux choux, de tourtes savoureuses, d’oie aux pommes et des brèmes au gruau. Ils m’ont privé aussi d’Agathe, la femme de chambre, une vieille bavarde et cocasse, qui a été remplacée pour le service de table, par Iégor, un garçon obtus et arrogant, dont la main droite est gantée de blanc. Les intervalles entre les plats sont courts, mais paraissent extraordinairement longs parce qu’il n’y a rien pour les remplir. Finis la gaieté, les libres conversations, les plaisanteries, les rires d’autrefois, finies la gentillesse réciproque et cette joie qui nous émouvait, les enfants, ma femme et moi, quand nous nous retrouvions aux repas ; pour moi, toujours surchargé d’occupations, le repas était un moment de repos, de rencontre familiale, pour ma femme et mes enfants une fête, courte à vrai dire, mais claire et joyeuse, parce qu’ils savaient que, pendant une demi-heure, je n’appartiendrais plus ni à la science ni aux étudiants, mais à eux seuls. Fini l’art de se griser d’un petit verre, finie Agathe, finis les brèmes au gruau, le vacarme qui accueillait toujours les petits incidents du repas, du genre d’une bataille sous la table entre le chien et le chat ou de la chute dans son assiette de soupe du pansement que Katia avait sur la joue.
Décrire mes déjeuners actuels est aussi insipide que de les manger. Outre la solennité et la gravité affectée, on lit sur le visage de ma femme son habituelle expression de souci. Elle regarde nos assiettes d’un air inquiet et dit : « Je vois que le rôti ne vous plaît pas… Dites-le : il ne vous plaît pas ? » Et je dois lui répondre : « Tu as tort de t’inquiéter, ma chérie, il est délicieux. » Et elle répond : « Tu prends toujours ma défense, Nicolaï, et ne dis jamais la vérité. Pourquoi M. Gnäcker a-t-il si peu mangé ? » et le reste à l’avenant, tout au long du déjeuner. Lisa rit d’un rire saccadé et bat des cils. Je les regarde toutes les deux, et c’est à ce moment seulement, à table, que je constate que leur vie intime a depuis longtemps échappé à mon observation. J’ai le sentiment d’avoir jadis vécu ici avec ma vraie famille et que je suis maintenant l’invité d’une femme qui n’est pas la vraie, que je vois une Lisa qui n’est pas la vraie. Il s’est produit chez elles un changement radical, dont le long processus m’a échappé et il n’est pas étonnant que je n’y comprenne rien. Pourquoi ce changement s’est-il produit ? Je ne sais. Peut-être tout le malheur provient-il de ce que Dieu n’a pas donné à ma femme et à ma fille la même force qu’à moi. Dès l’enfance je me suis habitué à résister aux influences extérieures et je me suis assez bien trempé le caractère ; les catastrophes de l’existence telles que la célébrité, l’accession au rang de général, le passage de l’aisance à une vie au-dessus de nos moyens, les relations avec l’aristocratie, etc., m’ont à peine effleuré et je suis resté sain et sauf ; mais sur des êtres faibles, insuffisamment préparés, comme ma femme et Lisa, tout cela a roulé comme une masse de neige et les a écrasées.
[…]
D’ordinaire, quand je reste seul ou que je suis en compagnie de quelqu’un que j’aime, je ne pense jamais à mes mérites, et, si j’y pense, ils me paraissent aussi insignifiants que si j’étais un savant né d’hier ; mais en présence de gens comme Gnäcker, ils me semblent un sommet dont la cime disparaît dans les nuages et au pied de laquelle grouillent des Gnäcker à peine visibles à l’œil nu. »


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