J’ai trouvé ce livre sur un trottoir – en allant faire des courses dans un supermarché non loin de chez moi –, en fin d’après-midi, dans un carton rempli de livres, au milieu d’un tas d’objets encombrants attendant d’être enlevés par la ville, et parmi d’autres personnes cherchant comme moi quelque objet pouvant les intéresser. Le livre était neuf ; depuis il l’est beaucoup moins, à cause d’une forte pluie qui m’a trempé les pieds, ainsi que le livre qui se trouvait dans une poche en haut de mon sac à dos qui dépassait du parapluie premier prix qui faisait ce qu’il pouvait, et sous lequel en plus je n’étais pas seul.
Cinq nouvelles donc, qui depuis ont séché.
Leur auteur, Anton Tchekhov, fut élevé dans la Russie du XIXe siècle, et dans une grande pauvreté, par un père violent et d’une religiosité rigide et tyrannique. Il fut médecin de profession, et commença par écrire pour des journaux et des revues humoristiques.
Il s’agit de ma première lecture d’un livre de cet écrivain qui m’a impressionné par son talent et la manière dont il l’emploie.
Chez Anton Tchekhov, l’écriture est classique, rigoureuse, et simple à la fois, sans lourdeur ; une écriture sans grumeaux, épurée, et pourtant précise, exacte, qui entre dans le détail, ou, pour le dire dans l’autre sens : Tchekhov parvient à détailler, à fignoler, sans engraisser son texte. On est face à quelque chose de riche et de léger en même temps, de fluide.
Cinq nouvelles donc, qui depuis ont séché.
Leur auteur, Anton Tchekhov, fut élevé dans la Russie du XIXe siècle, et dans une grande pauvreté, par un père violent et d’une religiosité rigide et tyrannique. Il fut médecin de profession, et commença par écrire pour des journaux et des revues humoristiques.
Il s’agit de ma première lecture d’un livre de cet écrivain qui m’a impressionné par son talent et la manière dont il l’emploie.
Chez Anton Tchekhov, l’écriture est classique, rigoureuse, et simple à la fois, sans lourdeur ; une écriture sans grumeaux, épurée, et pourtant précise, exacte, qui entre dans le détail, ou, pour le dire dans l’autre sens : Tchekhov parvient à détailler, à fignoler, sans engraisser son texte. On est face à quelque chose de riche et de léger en même temps, de fluide.
Ceci est dû, à mon
avis, au fait que Tchekhov cherchait avant tout à servir son
histoire, c’est-à-dire à ne pas être dans l’effet, la posture,
la sensiblerie.
Généralement, on sent
lorsqu’un auteur prend la pose au travers de ce qu’il écrit,
lorsqu’il utilise un personnage tout brillant d’une belle morale
pour se mettre en valeur, lorsqu’il se flatte d’aller dans le
sens de l’idéologie vertueuse à la mode pour être bien vu.
Dans ces cinq nouvelles,
Tchekhov ressemble davantage à un témoin neutre doté d’un grand
sens de l’observation, qu’à un écrivain s’employant à jouir
de son talent. Il donne l’impression d’être un enquêteur
cherchant, pour mieux comprendre l’affaire sur laquelle il
travaille, à contenir son jugement.
J’oserai dire, d’une
manière volontairement exagérée et provoquante, afin de mieux
faire comprendre mon sentiment, que l’on n’est pas en présence
d’une œuvre littéraire, mais d’une sorte de compte rendu
administratif auquel on aurait ajouté une grande dose de talent
artistique, d’intelligence, et de perspicacité. Résultat ? Pas de
lourdeur, mais de l’épaisseur.
On se dit être face à
un texte sobre, mais de cette sobriété dont peu de gens sont
capables. Sobriété pouvant presque avoir quelque chose de froid au
premier abord, alors que cette impression semble plutôt provoquée
par une tension retenue provoquée elle-même par une sorte de
pessimisme neutre qui parcourt le livre et dont le fait de nous
demander où il va nous mener capture notre attention.
Et puis Tchekhov n’a
pas son pareil pour décrire l’état d’esprit d’un personnage
et l’évolution de cet état d’esprit en fonction de l’évolution
de la situation, et pour montrer parfois comment ce personnage finit
par penser le contraire de ce qu’il pensait au départ. Les
personnalités – avec leurs paradoxes –, les tempéraments, les
réactions des personnages selon les circonstances, tout cela paraît
si réaliste que Tchekhov à dû chercher, je pense, à s’inspirer
le plus précisément possible des gens qu’il rencontrait et des
situations dans lesquelles il s’est trouvé.
Je viens de lire, au
début de la préface, ce que Tchekhov répondit à son ami,
l’éditeur Souvorine, à qui il avait envoyé sa nouvelle intitulée
Lueurs, et qui lui avait reproché d’y poser la question du
pessimisme sans y répondre. Tchekhov, pour sa défense, lui expliqua
comment il concevait son travail d’écrivain. Cela corrobore mes
propos sur son style et montre donc qu’il a atteint le but qu’il
s’était fixé :
« Il me semble que ce
ne sont pas les écrivains qui doivent résoudre des questions telles
que Dieu, le pessimisme, etc. L’affaire de l’écrivain est
seulement de représenter les gens qui parlent de Dieu et du
pessimisme ou qui y pensent, de quelles façons et dans quelles
circonstances ils le font. L’artiste ne doit pas être le juge de
ses personnages et de ce qu’ils disent, mais seulement le témoin
impartial. J’ai entendu, entre deux Russes, une conversation sans
suite et ne résolvant pas la question du pessimisme, et je dois
reproduire cette conversation exactement comme je l’ai entendue.
Les jurés, c’est-à-dire les lecteurs, décideront. Mon rôle est
seulement d’avoir du talent, c’est-à-dire de savoir distinguer
les indices importants de ceux qui sont insignifiants, de savoir
mettre en lumière des personnages, parler leur langue. »
Les personnages
principaux appartiennent à une classe plutôt élevée de la société
russe.
Il y a beaucoup de
dialogues, surtout dans Le Duel et Lueurs, mettant
généralement en scène des individus aux capacités intellectuelles
et de raisonnement d’un niveau semblant avoir aussi sûrement
disparu de la surface de la terre que les dinosaures. Par
comparaison, notre époque apparaît intellectuellement d’une
incroyable médiocrité. Si à la fin du XIXe siècle il était
possible de rencontrer ce type de personnes, cela laisse rêveur.
Aujourd’hui, un
écrivain qui planterait de tels individus dans ses livres serait
considéré comme un auteur adepte des histoires fantastiques et
certainement pas, à la différence de Tchekhov, comme un témoin de
son temps.
Cela m’amène à dire
que ces cinq nouvelles sont pour nous des fenêtres sur les moeurs de
cette partie du monde au XIXe siècle, par lesquelles on peut entre autres constater quelle influence avait la religion sur la société.
Les personnages
principaux ont une certaine hauteur de vue, et un sens du devoir
propre à l’époque, généralement accompagné d’une certaine
modestie résultant de la conscience qu’ils ont de la faiblesse
inhérente à la condition humaine. Le réalisme étant toujours de
mise, la bêtise, la vanité et la fatuité, font également partie
du tableau.
Dans Le Duel, le
zoologue von Koren, au fort caractère, imprégné de morale,
intransigeant, défendant la civilisation qui n’avait pu s’édifier
qu’en mettant en avant les individus méritant de l’être, et
considérant que la remise en question de ce principe ne pouvait
conduire qu’à la dégénérescence, est opposé au jeune Ivan
Laïevski, tourmenté, nonchalant, qui reproche à la civilisation
d’avoir défiguré la nature profonde de l’homme, et qui –
selon von Koren –, aidé par son charme et ses facilités
intellectuelles, nuit à la société en pervertissant et en tirant
les gens vers le bas.
On ne peut s’empêcher
de penser à notre époque en lisant cette histoire, qui en tirage
vers le bas ne s’en laisse pas conter, et songer que si tous ceux
qui nous tirent vers ce bas étaient des Laïevski, nous pourrions
nous estimer chanceux.
Tchekhov, toujours
davantage dans son rôle de témoin que de juge, ne prend pas parti
pour l’un ou pour l’autre. Les deux personnages sont présentés
comme des individus d’une grande intelligence dont les opinions
contraires et confrontées offrent un éclairage subtil et franc sur
les choses de ce monde, le bénéficiaire de cet éclairage étant le
lecteur.
Ce qui est intéressant
également dans cette histoire, c’est que les propos tenus,
souvent, ne respectent pas notre politiquement correct (on constate
la même chose dans les histoires suivantes). Sur certains sujets, la
pensée est bien plus libre que la nôtre. Une belle morale finit par
clore cette nouvelle, belle ne voulant pas dire niaise ou
gentillette.
« Laïevski est
incontestablement un être nuisible et aussi dangereux pour la
société que le microbe du choléra, poursuivit von Koren. Le noyer
est une bonne action.
– Cela ne te fait
pas honneur de parler ainsi de ton prochain. Dis-moi, pourquoi le
hais-tu ?
– Ne dis pas de
sottises, docteur. Haïr et mépriser un microbe, c’est bête, mais
considérer à tout prix, sans discrimination, le premier venu comme
son prochain, c’est, je m’en excuse, ne pas raisonner, refuser
d’être équitable, bref s’en laver les mains. Je tiens ton
Laïevski pour une fripouille, je ne le cache pas, et je me comporte
avec lui comme une fripouille, en toute conscience. Toi, tu le
considères comme ton prochain, eh bien, embrasse-le ; tu le
considères comme ton prochain, ce qui signifie que tu te comportes
envers lui comme envers le diacre et envers moi, autrement dit comme
envers des zéros. Tu nourris la même indifférence pour tout le
monde. »
Lors d’un pique-nique
en pleine nature :
« Monsieur Laïevski,
décrivez-nous ce site ! fit Mme Bitiougova d’une voix pleurarde.
– A quoi bon ?
demanda Laïevski. L’impression reçue vaut mieux que toute
description. La richesse de couleurs et de sons que la nature offre à
chacun par le moyen des sensations, les écrivains la restituent en
images laides, méconnaissables.
– Est-ce bien sûr ?
demanda froidement von Koren qui avait choisi la plus grosse pierre
au bord de l’eau et tentait de s’y hisser. Est-ce bien sûr !
répéta-t-il en regardant Laïevski dans le blanc des yeux. Et Roméo
et Juliette ? Et, par exemple, la nuit d’Ukraine de Pouchkine ? La
nature devrait venir s’agenouiller devant de telles œuvres !
– Peut-être…,
convint Laïevski, qui se sentait trop paresseux pour réfléchir et
répondre. D’ailleurs ajouta-t-il, qu’est-ce que Roméo et
Juliette, en réalité ? Le beau, le poétique amour, ce sont les
roses sous lesquelles on veut cacher la pourriture. Roméo est un
animal comme tous les autres. »
Dans la nouvelle Ma
vie, un jeune homme d’origine noble décide d’avoir une vie
de travailleur manuel, davantage par goût que par révolte hippie
avant l’heure, tandis que son père attend de lui qu’il exerçât
une profession à la hauteur de son rang, et se trouve donc humilié
par le choix de son fils.
Ce qui est intéressant
dans cette histoire, c’est que le père, ne pensant qu’à la
noblesse de son nom qu’il considère souillée par son fils, même
si on comprend son point de vue, n’a en réalité de noble que son
nom justement, et pas sa personnalité, qui se révèle être celle
d’un homme boursouflé de prétention, obtus, despotique, cruel,
violent, et nuisible. Le plus noble des deux, malgré ses erreurs,
ses illusions et ses échecs, c’est le fils.
Cette histoire n’est
pas une attaque puérile de la noblesse sous-tendue par une
idéalisation non moins puérile du peuple, mais une critique d’un
certain type de nobles, et plus largement d’un certain type
d’individus que l’on peut trouver dans tous les milieux de la
société. C’est ce qui est agréable avec Tchekhov : son regard
est pertinent.
Et puis il ne faut tout simplement pas oublier que le père du personnage principal, noble donc, paraît sur beaucoup de points ressembler au père de Tchekhov, qui était fils d’un serf ayant acheté son affranchissement, et pauvre.
Dans la nouvelle Une
banale histoire nous sont livrées les pensées d’un «
professeur émérite », « richement doué », talentueux, décoré,
connu de tous et reconnu par les plus illustres savants de son temps.
Tchekhov lui fait raconter la fin de sa vie, le fait parler de la mort qu’il sent
venir, annoncée entre autres par le déclin de sa santé mais pas de
sa lucidité, ce qui rend cette histoire très intéressante. La
bêtise, la vanité, et la fatuité, sont elles aussi, parfois avec
un humour savoureux, présentes dans cette nouvelle.
« Fussiez-vous cent
fois gentleman et conseiller secret, si vous avez une fille, vous
n’êtes pas à l’abri de cet esprit petit-bourgeois
qu’introduisent fréquemment dans votre maison et votre humeur la
cour qu’on lui fait, les demandes, le mariage. Moi, par exemple, je
ne puis me faire à l’expression de triomphe qu’arbore ma femme
chaque fois que Gnäcker se trouve chez nous, ni non plus à ces
bouteilles de château-lafite, de porto, de xérès que l’on ne met
sur la table qu’à son intention, pour qu’il se convainque de
visu du large, du luxueux train de vie que nous menons. Je ne digère
pas non plus le rire saccadé que Lisa a appris au Conservatoire et
sa façon de battre des cils quand il y a des hommes chez nous. Et
surtout je ne peux comprendre pour quelle raison je vois chaque jour
déjeuner à ma table un individu entièrement étranger à mes
habitudes, à ma science, à tout mon genre de vie, entièrement
différent des êtres que j’aime. Ma femme et les domestiques
chuchotent en secret que c’est un « fiancé », je ne puis
néanmoins comprendre sa présence ; elle éveille en moi la même
perplexité que si un Zoulou s’asseyait à ma table. Et il me
paraît aussi étrange que ma fille, que je suis habitué à regarder
comme une enfant, puisse aimer cette cravate, ces yeux, ces joues
flasques…
Autrefois j’aimais
le déjeuner, ou j’y étais indifférent, maintenant il n’éveille
en moi qu’ennui ou irritation. Du jour où j’ai eu droit au titre
d’Excellence et que j’ai fréquenté les doyens de faculté, ma
famille a jugé indispensable, pour je ne sais quelle raison, de
modifier radicalement le menu et les usages du repas. Au lieu des
plats simples auxquels j’étais habitué quand j’étais étudiant
et médecin, on me fait manger maintenant des potages où flotte un
vague tapioca blanc, et des rognons au madère. Mon rang de général
et la notoriété m’ont privé à jamais de la soupe aux choux, de
tourtes savoureuses, d’oie aux pommes et des brèmes au gruau. Ils
m’ont privé aussi d’Agathe, la femme de chambre, une vieille
bavarde et cocasse, qui a été remplacée pour le service de table,
par Iégor, un garçon obtus et arrogant, dont la main droite est
gantée de blanc. Les intervalles entre les plats sont courts, mais
paraissent extraordinairement longs parce qu’il n’y a rien pour
les remplir. Finis la gaieté, les libres conversations, les
plaisanteries, les rires d’autrefois, finies la gentillesse
réciproque et cette joie qui nous émouvait, les enfants, ma femme
et moi, quand nous nous retrouvions aux repas ; pour moi, toujours
surchargé d’occupations, le repas était un moment de repos, de
rencontre familiale, pour ma femme et mes enfants une fête, courte à
vrai dire, mais claire et joyeuse, parce qu’ils savaient que,
pendant une demi-heure, je n’appartiendrais plus ni à la science
ni aux étudiants, mais à eux seuls. Fini l’art de se griser d’un
petit verre, finie Agathe, finis les brèmes au gruau, le vacarme qui
accueillait toujours les petits incidents du repas, du genre d’une
bataille sous la table entre le chien et le chat ou de la chute dans
son assiette de soupe du pansement que Katia avait sur la joue.
Décrire mes déjeuners
actuels est aussi insipide que de les manger. Outre la solennité et
la gravité affectée, on lit sur le visage de ma femme son
habituelle expression de souci. Elle regarde nos assiettes d’un air
inquiet et dit : « Je vois que le rôti ne vous plaît pas…
Dites-le : il ne vous plaît pas ? » Et je dois lui répondre : «
Tu as tort de t’inquiéter, ma chérie, il est délicieux. » Et
elle répond : « Tu prends toujours ma défense, Nicolaï, et ne dis
jamais la vérité. Pourquoi M. Gnäcker a-t-il si peu mangé ? » et
le reste à l’avenant, tout au long du déjeuner. Lisa rit d’un
rire saccadé et bat des cils. Je les regarde toutes les deux, et
c’est à ce moment seulement, à table, que je constate que leur
vie intime a depuis longtemps échappé à mon observation. J’ai le
sentiment d’avoir jadis vécu ici avec ma vraie famille et que je
suis maintenant l’invité d’une femme qui n’est pas la vraie,
que je vois une Lisa qui n’est pas la vraie. Il s’est produit
chez elles un changement radical, dont le long processus m’a
échappé et il n’est pas étonnant que je n’y comprenne rien.
Pourquoi ce changement s’est-il produit ? Je ne sais. Peut-être
tout le malheur provient-il de ce que Dieu n’a pas donné à ma
femme et à ma fille la même force qu’à moi. Dès l’enfance je
me suis habitué à résister aux influences extérieures et je me
suis assez bien trempé le caractère ; les catastrophes de
l’existence telles que la célébrité, l’accession au rang de
général, le passage de l’aisance à une vie au-dessus de nos
moyens, les relations avec l’aristocratie, etc., m’ont à peine
effleuré et je suis resté sain et sauf ; mais sur des êtres
faibles, insuffisamment préparés, comme ma femme et Lisa, tout cela
a roulé comme une masse de neige et les a écrasées.
[…]
D’ordinaire, quand
je reste seul ou que je suis en compagnie de quelqu’un que j’aime,
je ne pense jamais à mes mérites, et, si j’y pense, ils me
paraissent aussi insignifiants que si j’étais un savant né d’hier
; mais en présence de gens comme Gnäcker, ils me semblent un sommet
dont la cime disparaît dans les nuages et au pied de laquelle
grouillent des Gnäcker à peine visibles à l’œil nu. »
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