Ces précédents livres n’ayant pas rencontré le succès, Céline décida de faire son autopromotion. Il voulait briser l’isolement dans lequel sa très mauvaise réputation l’avait plongé après la guerre. Ce fut donc en 1954, année de publication de Normance : Féerie pour une autre fois II, que ces Entretiens avec le professeur Y parurent dans la Nouvelle Revue Française, puis sous forme d’un roman en 1955, et qui malgré le pluriel ne sont qu’un seul entretien.
Céline s’y met en scène ; il imagine une « interviouwe », dans laquelle il livre son opinion, principalement sur la littérature et la manière dont il l’a révolutionnée.
Celui qui doit l’interroger ne l’aime pas. Certains écrits de Céline – l’ayant contraint à l’exil après la guerre –, sa personnalité, son genre, sa manière d’écrire, tout lui déplaît.
Céline s’y met en scène ; il imagine une « interviouwe », dans laquelle il livre son opinion, principalement sur la littérature et la manière dont il l’a révolutionnée.
Celui qui doit l’interroger ne l’aime pas. Certains écrits de Céline – l’ayant contraint à l’exil après la guerre –, sa personnalité, son genre, sa manière d’écrire, tout lui déplaît.
On devine que Céline n’a pas choisi de se faire interroger par un admirateur afin de pouvoir répondre aux critiques de ses détracteurs ; critiques ne pouvant être mieux servis que par l’un d’entre eux, écrivain lui-même, mais mentalement étriqué, intellectuellement borné, moraliste, mesquin, sans personnalité, et prêt à tout pour se faire bien voir de monsieur Gallimard. Céline s’en donne à cœur joie. Il finit même par le faire s’uriner dessus, et par le faire devenir en partie fou, au point d’être quasiment obligé de s’en occuper comme un infirmier psychiatrique s’occupe d’un aliéné.
Pendant la majeure partie
du livre, tout se tient, jusqu’à ce que la situation, à la fin,
devienne délirante.
Le choix de
l’interlocuteur versé dans les lettres, instruit, mais hostile et
borné, est intéressant pour Céline. Il peut ainsi – puisqu’il
cherche à convaincre – donner des explications détaillées sur sa manière d’écrire, puis répéter un peu différemment ses explications, afin d’affiner et de consolider sa position.
Le moment où son
interviouweur perd la tête et que tout dégénère dans le plus complet délire peut sembler critiquable, car le propos y perd de son
intérêt, sans compter le délire lui-même, qui semble incongru et jurer avec ce qu’on a lu auparavant ne laissant pas
envisager un aboutissement délirant. L’interviouweur est certes
borné et mesquin, mais son comportement normal et lisse rend étrange
cette espèce de folie finissant à ce point par l’envahir. Cela
paraît bizarre.
Cette dichotomie est
pourtant intéressante car elle semble nous montrer ce que
Céline pensait de ceux lui étant hostiles. Son professeur Y, si
rigoureux, si moral, si sérieux, si exigeant, se révèle donc mesquin,
borné, calculateur, sournois, jaloux, prêt à
tout pour être bien vu, et finit par vociférer dans les rues, par
ne plus savoir faire la différence entre sa droite et sa gauche.
Voilà sans doute représenté ce qu’en gros Céline voyait
derrière la façade se voulant exemplaire de ses ennemis. Rien de
très fiable et de très respectable. Il ne le met pas en mots, mais
il le filme, pourrait-on dire.
Tout cela mène à une autre chose, plus profonde, qui sous-tend l’ensemble du livre et plus largement la pensée de Céline au travers de son œuvre : sa perçante conscience de l’absurdité des choses, cette capacité de voir que la logique, la raison, le vrai, et le juste au sens noble, ne font ici-bas presque toujours que de la figuration ; ne sont généralement que les masques de leurs contraires, qui sont eux les authentiques, les vrais tenanciers de la boutique monde.
La grande majorité des gens ne voient pas l’absurdité du monde, ne soupçonne même pas que l’on puisse trouver celui-ci absurde, trouverait absurde qu’on puisse le trouver absurde, tandis qu’une minorité voit cette absurdité mais d’une manière plus superficielle qu’elle le croit. La voir avec l’acuité d’un Céline est très rare. Il avait vu et compris la supercherie, l’escroquerie et l’imposture du monde, et surtut du monde moderne, pour ainsi dire jusque dans ces moindres ramifications.
Il voyait au travers de la surface des choses, en quelque sorte, comme certains animaux voient dans l’obscurité. Cette capacité, la plume de Céline s’en est nourrie, de là son sens critique, sa connaissance de la nature humaine, sa compréhension des rapports humains, sa vision de l’Histoire, et sa prescience.
Sans doute aussi que sa blessure de guerre l’aidait à maintenir éveillée cette capacité.
Bien sûr, certains diront qu’il était excessif et souvent sujet à l’exagération, certes, mais cela n’enlève rien au fait qu’il possédait également cette vision nette du monde, cet œil débarrassé de fard.
Il n’est pas l’un des plus grands écrivains uniquement pour son style. Son génie résulte de son style, et de son regard sur les choses.
La grande majorité des gens ne voient pas l’absurdité du monde, ne soupçonne même pas que l’on puisse trouver celui-ci absurde, trouverait absurde qu’on puisse le trouver absurde, tandis qu’une minorité voit cette absurdité mais d’une manière plus superficielle qu’elle le croit. La voir avec l’acuité d’un Céline est très rare. Il avait vu et compris la supercherie, l’escroquerie et l’imposture du monde, et surtut du monde moderne, pour ainsi dire jusque dans ces moindres ramifications.
Il voyait au travers de la surface des choses, en quelque sorte, comme certains animaux voient dans l’obscurité. Cette capacité, la plume de Céline s’en est nourrie, de là son sens critique, sa connaissance de la nature humaine, sa compréhension des rapports humains, sa vision de l’Histoire, et sa prescience.
Sans doute aussi que sa blessure de guerre l’aidait à maintenir éveillée cette capacité.
Bien sûr, certains diront qu’il était excessif et souvent sujet à l’exagération, certes, mais cela n’enlève rien au fait qu’il possédait également cette vision nette du monde, cet œil débarrassé de fard.
Il n’est pas l’un des plus grands écrivains uniquement pour son style. Son génie résulte de son style, et de son regard sur les choses.
Extraits :
«[...] j’ai pas
d’idées moi ! aucune ! et je trouve rien de plus vulgaire, de plus
commun, de plus dégoûtant que les idées ! les bibliothèques en
sont pleines ! et les terrasses de café !... tous les impuissants
regorgent d’idées !... et les philosophes !... c’est leur
industrie les idées !... ils esbroufent la jeunesse avec ! ils la
maquereautent !... la jeunesse est prête vous le savez à avaler
n’importe quoi... à trouver tout : formidââââble !
s’ils l’ont commode donc les maquereaux ! le temps passionné de
la jeunesse passe à bander et à se gargariser d’ "idéass"
! ... de philosophies, pour mieux dire !... oui, de philosophies,
Monsieur !... la jeunesse aime l’imposture comme les jeunes chiens
aiment les bouts de bois, soi-disant os, qu’on leur balance, qu’ils
courent après ! ils se précipitent, ils aboyent, ils perdent leur
temps, c’est le principal ! aussi, voyez tous les farceurs pas
arrêter de faire joujou avec la jeunesse... de lui lancer plein de
bouts de bois creux, philosophiques... si elle s’époumone, la
jeunesse !... et si elle biche !... qu’elle est reconnaissante !...
ils savent ce qu’il faut, les maquereaux ! des idéâs !... et
encore plus d’idéâs ! des synthèses ! et des mutations
cérébrales !... au porto ! au porto, toujours ! logistique !
formidââââble !... plus que c’est creux, plus la
jeunesse avale tout ! bouffe tout ! tout ce qu’elle trouve dans les
bouts de bois creux... idéââs !... joujoux !...»
« — Vous avez
inventé quelque chose ?... qu’est-ce que c’est ?
[…]
— L’émotion dans
le langage écrit !... le langage écrit était à sec, c’est
moi qu’ai redonné l’émotion au langage écrit !... comme
je vous le dis !... c’est pas qu’un petit turbin je vous
jure !... le truc, la magie, que n’importe quel con à présent
peut vous émouvoir « en écrit » !... retrouver
l’émotion du « parlé » à travers l’écrit !
c’est pas rien !... c’est infime mais c’est quelque
chose !... »
« […] y a
guère que deux espèces d’hommes, où que ce soit, dans quoi que
ce soit, les travailleurs et les maquereaux… c’est tout l’un,
tout l’autre !... et les inventeurs sont les pires espèces de
« boulots » !... damnés !... l’écrivain qui
se met pas brochet, tranquillement plagiaire, qui chromote pas, est
un homme perdu ! il a la haine du monde entier !... on
attend de lui qu’une seule chose, qu’il crève pour lui secouer
tous ses trucs !... le plagiaire, le frauduleux, au contraire,
rassure le monde… […] je peux pas vous dire moi, en personne,
combien de fois on m’a copié, transcrit, carambouillé !...
un beurre !... un beurre !... et fatalement, bien entendu,
par les pires qui me calomniaient, harcelaient les bourreaux qu’ils
me pendent !... ça va de soi !... et depuis que le monde
est monde !...
— Alors c’est un
vilain monde ? selon vous ?
— C’est-à-dire
qu’il est sadique, réactionnaire, en plus de tricheur et gogo…
il va au faux, naturellement… il aime que le faux !... les
étiquettes, les partis, les latitudes y changent rien !... il
lui faut son faux, son chromo, en tout, partout !... »
« […] la
vérité essentielle de ce monde actuel : c’est qu’il est
paranoïaque !... Oui ! paranoïaque ! il a la folie
présomptueuse ! oui, Colonel, oui !... vous qu’êtes de
l’Armée, Colonel, vous trouverez plus un « 2e classe »
dans tout l’Effectif ! Plus que des généraux !... vous
trouverez plus un garde-barrière dans tout le chemin de fer !
plus que des ingénieurs en chef ! Ingénieurs en chef
aiguilleurs ! Ingénieurs en Chef porte-bagages ! […]
Prenez le théâtre… je vous prends le théâtre par exemple… pas
de demoiselle des labours qui descendant toute fraîche du train,
« beurre et œufs » innée, après trois leçons chez
Brichantzky, passage Élysée-des-Beaux-Arts, ne se trouve vachement
résolue : chansons, danse, diction, à foutre tout le
Répertoire en l’air !... pas à raisonner ! c’est
ainsi !... trouvez donc à redire un petit peu !... vous
serez reçu !... elles sont plus de votre monde ces
demoiselles !... elles sont du monde paranoïaque !... vous
les exaspérez, c’est tout !... vous, vos réflexions !
la maladie paranoïaque dévaste la ville et les champs ! le
« moi » phénoménal bouffe tout !... s’arrête à
rien… exige tout ! pas que les Arts, les Conservatoires, les
Laboratoires aussi ! et les Écoles communales donc ! les
élèves y passent et les professeurs avec ! tout y passe !...
agrégés, élèves, filles de salles, concierges ne font qu’un !...
syndiqués en paranoïa !... qu’est-ce qu’ils font de leur
temps à l’école, élèves, professeurs ?... ils mettent au
point leur droit à tout !... à la Retraite !... aux
grands loisirs ! au Génie ! à la « Médaille
d’Or » ! aux Médailles d’Or ! à tout les prix
de tous les Jurys !... à tous les sièges d’Académie ! »
Laurent Gané
1 commentaire:
Ca a l'air d'être tout du bon, comme souvent avec Céline. Je sors justement d'une relecture du Voyage, qui me relève à chaque fois de nouvelles pensées toujours plus fortes...
Merci pour le conseil de lecture à suivre
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