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samedi 5 mai 2012

Georges HYVERNAUD : La peau et les os

Je n'avais jamais entendu parler de Georges Hyvernaud lorsque Zorglub, l'auteur du remarquable blog Binary Coffee, en fit une recommandation chaleureuse. Rien d'étonnant au fond : cet écrivain né en 1902 et mort 81 ans plus tard a tout d'un auteur maudit. La peau et les os – son premier roman –, publié en 1949, passa totalement inaperçu, en dépit des soutiens de poids que sa biographie rappelle : Sartre, Roger Martin du Gard, ou encore Blaise Cendrars. Rien n'y fit.

La conséquence fâcheuse de ce désintérêt, c'est qu'il mit un terme prématuré à la carrière de Georges Hyvernaud en 1953, après la publication tout aussi boudée de Wagon à vaches. Conséquence qui apparaît réellement fâcheuse et même carrément déplorable lorsqu'on découvre la richesse de La peau et les os.

Georges Hyvernaud est présenté par Raymond Guérin, l'auteur de la préface, comme un homme à l'apparence de pecnot charentais (avec l'accent qui l'accompagne), timide et transparent. Mais lorsqu'on le lit, c'est un autre homme qui s'impose : impitoyable, écœuré par la nature humaine, pourfendeur des hypocrisies sociales, et je m'arrêterai là. Mais le plus remarquable chez cet homme, c'est que son constat implacable, il le dresse sans un soupçon de vanité. Il éborgne placidement, il dégomme avec l'humilité de l'homme modeste qu'il semblait être au quotidien. En d'autres termes, l'homme ne parade pas, il ouvre grand ses yeux, et ce qu'il voit le dégoûte.

Le détonateur de cette prise de conscience, c'est la captivité. Georges Hyvernaud a passé cinq ans de sa vie comme prisonnier de guerre, entre la débâcle française de 1940 et la capitulation allemande en 1945. C'est à cette période de sa vie qu'est consacré La peau et les os. L'enfer des camps de détention, Hyvernaud le décrit avec mesure. Ce qu'il estime insupportable n'est pas tant les privations et la réclusion, que la promiscuité, l'impossibilité de s'isoler de ses semblables, cette plèbe rendue à ses plus méprisables instincts par l'absence d'espoir et la perte progressive de dignité que le dénuement leur inflige.

Hyvernaud décrit admirablement cette régression de l'homme que les barrières sociales n'endiguent plus. Il use de procédés littéraires criants de réalisme et d'efficacité – où s'entremêlent réflexions subtiles et intrusions sauvages de son environnement dans le cours de ses pensées – pour peindre l'abjection de la condition humaine au-delà même de la captivité.

Car La peau et les os n'est pas seulement un réquisitoire contre la condition ignominieuse des prisonniers, c'est aussi un formidable uppercut à l'encontre des conventions sociales, et du sens que l'on cherche tous, plus ou moins, à donner à nos vies. Nos pauvres vies.

« (…) Elle est peut-être commencée depuis longtemps, la folie, pour nous et pour tout le monde. Quand on y regarde de près on se demande si, avant, c'était tellement différent. Ce que nous appelions notre liberté, ça consistait déjà à marcher en rond les uns derrière les autres. A mâchouiller les mêmes lieux communs. A exécuter un invariable va-et-vient entre des certitudes infranchissables. Elles n'étaient pas à nous, ces certitudes. Ça venait des familles, des journaux. C'était comme cet air qu'on respire, et où il y a de tout, la fumée de toutes les pipes, les bacilles de tous les poumons, l'usure de toutes les pierres, l'odeur de toutes les peaux. Voilà longtemps que ça dure, la captivité. (...) » (p.91-92)

« (…) En ce temps-là, on s'arrangeait aisément pour boucher les trous par où auraient pu se faufiler des réflexions trop précises. On avait le football du dimanche, les femmes, le fric, le cinéma. Épatant, le cinéma, comme narcotique. Le cinéma, le grand bazar de l'hébétude, la chaude boutique du rêve tout fait, tout cuit, démocratique et standard. Il n'y avait qu'à s'asseoir, à être là, à ouvrir les yeux. A être un homme de la foule, consentant, passif, soumis à la frénésie mécanique des images, livré aux spectres, sans passé et sans avenir. (...) » (p.94)

Tout au long de ce court roman, et de manière plus évidente encore dans les trois premières parties du livre (sur 5), les phrases et paragraphes mémorables s'enchaînent.   Les mots d'Hyvernaud sonnent comme la voix de la vérité. C'est sa seule ambition : dire les choses telles qu'elles sont, telles qu'il les ressent. Les faussetés l'exaspèrent, elles se heurtent à sa plume et lui impriment une cadence harassante. Petit florilège :

« (…) Depuis que Ruche est mort, Merlanchon et Ruche sont inséparables. Avant la guerre, ils se connaissaient à peine. Ruche vendait de la bonneterie. Il était en instance de divorce. C'est tout ce qu'on pouvait dire de lui. Quand il vous accrochait, vous en aviez pour deux heures de plaintes inextricables à propos de son avoué et de ses frais de procès. A part de divorcer et de vendre des chaussettes, on ne concevait pas qu'il pût arriver quoi que ce fût à cette créature éplorée. Mais il lui est arrivé d'être torturé et de se taire. Il lui est arrivé d'être fusillé. « On n'aurait pas cru », disent les gens. On ne croit jamais qu'un pauvre type puisse, comme ça, tout d'un coup, choisir la fierté et le courage. Et maintenant Merlanchon s'est fait le chroniqueur, le chantre de Ruche. Il s'est associé à ce fantôme. Il s'est doucement glissé dans le destin de Ruche, dans le combat et le silence  de Ruche. Il enchevêtre dans des récits ambigus et pathétiques ce que Ruche a fait et qu'il a fait, lui, Merlanchon, et ce qu'il aurait pu faire. C'est plein de sous-entendus et de subtiles transpositions. On ne s'y reconnaît plus. Pas moyen de savoir ce qui appartient à Merlanchon et ce qui appartient à Ruche. Merlanchon finit par prendre toute la place. Même quand il prononce : « Ruche, c'était un dur »  – en vous fixant de ses petits yeux rouges –, on comprend tout de suite que c'est lui qui est un dur. Du granit, Merlanchon, de l'acier. (...) » (p.26-27)

« (…) Personne n'intéresse personne. On fait semblant. Chacun parle de soi. On écoute les autres pour pouvoir leur parler de soi. Mais au fond, on s'en fout. (...) » (p.27)

« (…) Personne ne peut souffrir personne. On a parfois l'air de s'entendre. On rigole des mêmes obscénités. On se montre des photos de gosses. On joue aux cartes. Mais il circule là-dessous une haine patiente, attentive, subtile, méticuleuse. Une âcre méchanceté de bureaucrate ou de vieille dame. De jour en jour on aiguise, on recuit, on perfectionne ses griefs et ses répulsions. C'est forcé. C'est à cause de cette misère à odeur de latrines où l'on est barattés tous ensemble, crève-la-faim et crève-l'ennui. On en veut aux autres d'être toujours là. On leur en veut des gueules qu'ils ont, de leurs voix, de leurs goûts et de leur dégoûts, de la place qu'ils tiennent, de dire ce qu'ils disent, de chanter ce qu'ils chantent, de Nietzsche, de la p'tite Amélie, de renifler, de roter, d'exister. On leur en veut de cette existence immuable, inévitable, où se déchire notre existence. Et à tout moment les antipathies crèvent en disputes extravagantes. On ne sait même pas pourquoi. (...) » (p.66)

Hyvernaud dresse une galerie de portraits sans pitié à l'égard de ses camarades de chambrée. Il capte l'essence de leur absurdité en quelques phrases assassines :

« (…) Beuret a une belle âme. Il croit au sens de la vie et à des choses comme ça. Il est maître d'école dans le Jura. Sa femme l'a plaqué pour un voyageur de commerce. Le sens de la vie, c'est être instituteur et cocu. Il me fait penser, avec ses lunettes et son nez éploré, au Salavin de Duhamel. Encore une belle âme, Duhamel. Comme ce serait touchant, la captivité vue par lui. Un bloc d'amitié et de douceur. Tout le monde y serait ivre de bonne volonté, on y nagerait dans la bienfaisante chaleur humaine. Autrefois, j'ai été dupe de cette rhétorique niaise. Mais je suis guéri. Je ne peux plus souffrir les belles âmes. Je ne peux plus souffrir les autres. (...) » (p.65)

Au passage, il égratigne quelques belles réputations. Georges Duhamel ici, Paul Valéry ailleurs, et surtout Charles Peguy – dont il vilipende le sophisme, l'exaltation patriotique, la posture populiste ou encore la pédanterie stérile de théoricien déconnecté des réalités  – sur tout un chapitre.

Le style de Hyvernaud est compact – il use très peu, voire pas du tout, du dialogue avec tiret et retour à la ligne – et en même temps très léger à lire. Le secret ? Une prose maitrisée de la majuscule au point final. Pas de bavardages, des idées fortes exprimées puissamment avec une économie de moyens. Des phrases courtes, désarmantes de sincérité. Du rythme. Bref, le livre que, vaniteusement, on eut aimé écrire.

« (…) Mes vrais souvenirs, pas question de les sortir. D'abord, ils manquent de noblesse. Il sont même plutôt répugnants. Ils sentent l'urine et la merde. Ça lui paraîtrait de mauvais ton, à la Famille. Ce ne sont pas des choses à montrer. On les garde au fond de soi, bien serrées, bien verrouillées, des images pour soi tout seul, comme des photos obscènes cachées dans un portefeuille sous les factures et les cartes d'identité. Et puis les gens sont devenus difficiles avec la souffrance des autres. Pour qu'ils la comprennent, et encore, il faut qu'elle saigne et crie à leur tordre les tripes. Nous n'avons à offrir, nous autres, qu'un médiocre souffrance croupissante et avachie. Pas dramatique, pas héroïque du tout. Une souffrance dont on ne peut pas être fier. (...) » (p.30-31)

« (…) C'était l'heure du dimanche où les rues s'emplissent de couples. Des couples qui sortent du cinéma ou qui y entrent. Des couples qui en avaient assez de s'embêter à la maison et qui viennent s'embêter dehors. Des couples qui prennent l'air. Qui prennent l'air ravi ou résigné, ou fatigué. (...) » (p.34)

« (…) Et on s'imaginait qu'on avait une âme, ou quelque chose d'approchant. On en était fier. Ça nous permettait de regarder de haut les singes et les laitues. On n'a pas d'âme. On n'a que des tripes. On s'emplit tant bien que mal, et puis on va se vider. C'est toute notre existence. On parlait de sa dignité. On se figurait qu'on était à part, qu'on était soi. Mais maintenant on est les autres. Des êtres sans frontières, pareils, mêlés, dans l'odeur de leurs déjections. Englués dans une fermentante marmelade d'hommes. Remués, brassés, perdus et fondus là-dedans. Égalité et fraternité de la merde. On avait ses problèmes. On était fier de ses problèmes, de ses angoisses. On n'est plus fier de rien, maintenant. Et il n'y a plus qu'un problème qui est de manger, et ensuite de trouver une place où poser ses fesses sur ces planches maculées. S'emplir, se vider. Et toujours ensemble, en public, en commun. Dans l'indistinction de la merde. On ne s'appartient pas. On appartient à ce monstre collectif et machinal qui toute la journée se reforme autour de la fosse d'aisance. » (p.48-49)

« (…) Curieux que, dès qu'on écrit, il nous vienne un besoin de mentir. C'est plus fort que vous. Un besoin de donner aux choses une apparence avantageuse. Et si vous y résistez, on vous trouvera immoral et subversif. (...) » (p.51)

« (…) Et il se trouvera des gens pour prétendre que ces années de captivité furent un temps de recueillement. Ce temps où l'on est livré aux autres. Condamné aux autres. Condamné à Vignoche et à Pochon. Envahi par les autres au point de ne savoir plus ce qu'on est, ni si on est encore quelque chose. De l'homme partout. Le frôlement, le frottement continuel de l'homme contre l'homme. Les fesses des autres contre mes fesses. Les chansons des autres dans ma cervelle. L'odeur des autres dans mon odeur. C'est de cela que nous sommes captifs, plus que des sentinelles et des fils barbelés. Captifs des captifs – des autres. (...) » (p.60)

« (…) La pauvreté, ce n'est pas la privation. La pauvreté, c'est de n'être jamais seul. Je m'en rends compte maintenant que je suis de l'autre côté. Le pauvre n'a pas le droit à la solitude. Il naît à la maternité, avec les autres. Il crève avec les autres, à l'hôpital. Entre la crèche et l'hospice il y a les garderies et les asiles, les taudis et les casernes. Sa vie, de bout en bout, il lui faut la vivre en commun. On joue dans le sable public des squares et sur le trottoir de tout le monde. On couche à dix dans la même pièce. On se heurte dans les escaliers et les couloirs. Et c'est plein de murs, d'escaliers et de couloirs, la pauvreté. Les portes ferment mal. Les murs ne séparent pas. N'importe qui peut entrer chez les autres pour emprunter cent sous, pour rapporter une casserole, ou simplement pour s'asseoir les mains aux genoux et raconter sa peine. Et on ne sait même pas où cela commence et où cela finit, « chez les autres ». (...) » (p.62-63)

« (…) Quand on est pauvre, il ne faut pas être difficile. L'orgueil, la dignité, c'est un luxe de gens heureux. Nous, on est des pauvres, et moins que des pauvres. Des espèces de clochards. Des types pareils à ces chômeurs qui rôdent le long des boutiques, dans les villes, sans goût à rien, résignés, abjects – ces hommes bien désagrégés, bien finis, qui s'en vont les mains dans les poches vers là ou vers ailleurs ; ils suçotent leur bout de cigarette et ils n'en demandent pas davantage. Nous sommes ces hommes sans fierté. A partir d'un certain degré de dénuement, on renonce à s'y reconnaître dans le bien et le mal. Défendu, permis, cela ne signifie plus rien. Mots d'une autre langue et d'un autre monde. A la lumière de la misère tout change d'aspect. On voit les choses autrement. (...) » (p.68)

« (…) L'histoire des historiens est comme un magasin d'habillement. Tout y est classé, ordonné, étiqueté. Les données politiques, militaires, économiques, juridiques ; les causes, les conséquences ; et les liaisons, les rapports, les ressorts. Tout cela bien étalé devant l'esprit, clair, nécessaire, parfaitement intelligible. Ce qui n'est pas clair du tout, ce qui est obscur et difficile, c'est l'homme dans l'Histoire ; ou l'Histoire dans l'homme, si on préfère ; la prise de possession de l'homme par l'Histoire. L'homme complique tout. Dès que l'acteur, celui qui y était, s'en mêle, on ne s'y reconnaît plus, on ne peut plus s'en sortir. Il dérange les belles perspectives historiques avec sa façon à lui de mettre les détails en place, et jamais à la bonne place. Pour lui, c'est toujours ce qui n'a pas d'importance qui compte le plus. (...) » (p.101-102)

« (…) C'est cela le propre de notre époque : d'avoir profondément désorganisé le réel, de nous avoir fait perdre notre confiance dans les choses et les êtres, dans la constance, la cohésion, la densité des choses et des êtres.
Les machines s'en sont mêlées. La T.S.F., le cinéma, le téléphone, le phono : toutes les machines inventées pour nous soustraire aux contacts directs, aux corps à corps avec les hommes et la nature. Toutes d'accord pour opérer une incroyable altération de notre vision de la vie.
(…)
Les mêmes mécaniques publicitaires lancent une marque d'apéritif et propagent les mots d'ordre d'un dictateur. Des visages de boxeurs, de grues, de chefs d'État, obsèdent pêle-mêle les mémoires, nourrissent l'exaltation quotidienne. Tout s'égalise, se confond dans la même irréalité émouvante. On ne peut plus distinguer les valeurs, les tailles, les rangs. Staline ou Mussolini participent de la même existence stellaire que Greta Garbo. Un bombardement à Madrid, une grève à Changhaï revêtent le caractère fabuleux d'une irruption de gangsters dans un film de la Fox Movietone. » (p.107-109)


2 commentaires:

Zorglub a dit…

merci du clin d'oeil !

Cédric a dit…


Merci pour ces larges extraits !

Au plaisir.